
L’âge de faire : Vous travaillez, au Paraguay, avec six associations de terrain. Quels sont les grands enjeux actuels pour elles ?
Sylvie Argibay : Les ONG sont mobilisées contre une loi surnommée « loi anti-ONG », qui a été approuvée par le Sénat mais qui n’est pas encore promulguée. Elle imposerait des restrictions aux associations, des charges bureaucratiques très importantes, l’obligation de s’enregistrer au ministère de l’économie… Elle vise notamment les associations qui bénéficient de financements internationaux. Le contrôle des associations est un outil clé des régimes autoritaires. Dans cette région du monde, on a pu le voir utilisé au Nicaragua, au Salvador, au Guatemala, au Vénézuela, au Pérou… La motivation première des sénateurs du Paraguay est une paranoïa conservatrice. Pour beaucoup d’entre eux, la coopération internationale finance « l’idéologie de genre ». Ils ont peur que ce soutien conduise la jeunesse à devenir homosexuelle ou à changer de sexe, c’est une véritable obsession ! D’ailleurs, le Consultorio juridico feminista, un collectif de femmes avocates qui oriente les femmes victimes de violences, a eu beaucoup de mal à ouvrir un compte bancaire. La loi « anti-ONG », dans sa formulation, peut cependant viser n’importe quelle organisation.
Et dans les campagnes, quelle est la situation ?
95 % des terres cultivables sont détenues par l’agrobusiness, dont 80 % pour le soja. Entre 2016 et 2024, 43 nouvelles semences OGM ont été approuvées par l’État, dont une semence de blé utilisé pour la boulangerie. En 2023, il y a d’ailleurs eu une campagne citoyenne à Asunción, la capitale : « Pan sin veneno » (pain sans poison). Que ce soit à cause de l’élevage du bétail ou du soja, il y a une pression sur les communautés indigènes, qui connaissent des déplacements forcés. Et puis arrivent de nouvelles menaces : la course au lithium, dans le cadre de l’extractivisme et de la « transition énergétique ». Une phase de prospection est en cours dans la région du Chaco, financée par des capitaux paraguayens et canadiens.
Quel est le poids politique des communautés paysannes et indigènes ?
Le pays est très conservateur, la gauche a très peu d’influence. Depuis 1992, le parti Colorado, soutien de la dictature de 1954 à 1989, a toujours gagné les élections. Sauf pendant l’intermède de Fernando Lugo, qui a été interrompu par un coup d’État parlementaire… Les forces conservatrices sont alliées aux forces de l’agro-business, qui bénéficient d’un arsenal législatif très permissif. Toutes sont en collusion avec le narcotrafic, qui prend de l’importance dans le nord du pays, avec une stratégie de militarisation. Au milieu de ça, les paysans sont fragilisés et les mouvements d’occupation de terres criminalisés. Le gouvernement ne voit aucun intérêt à développer une politique d’agriculture familiale.
Le film De la guerre froide à la guerre verte fait le parallèle entre l’opération Condor et la criminalisation actuelle des luttes environnementales et sociales. Qu’en pensez-vous ?
Je n’ai pas connaissance de preuves qui attestent de ce lien, mais le processus de pillage du continent américain, qui a commencé avec la colonisation, s’est renforcé avec l’opération Condor. On peut trouver plein de comparaisons entre cette période et ce qui se passe aujourd’hui, avec la perte de droits économiques, sociaux et vitaux pour les habitants. C’est un processus d’annihilation, une nécropolitique, c’est-à-dire une politique qui vise la mort de certaines populations défavorisées. On est face à la volonté de sacrifier des territoires du Sud global au bénéfice des populations du Nord global.
Recueilli par LG
Légende photo : En juin 2016, des milliers de paysans ont campé sur la place principale d’Asunción pendant trois semaines pour demander l’annulation de leurs dettes et une politique soutenant l’agriculture familiale. © L’âdf