
Lorient (Morbihan), reportage
Au cœur du bateau : un trou. On l’appelle la moon-pool. Un cylindre de 1,6 mètre de diamètre directement ouvert sur l’océan. Au centre du pont principal, rempli de laboratoires scientifiques, l’eau qui clapote doucement dans le trou est pour l’instant celle du port de Lorient. Nous sommes dans la Tara Polar Station, navire de recherche conçu par la fondation Tara Océan, amarré dans la rade bretonne le 24 avril pour y être officiellement baptisé.
Dans les mois à venir, la moon-pool donnera sur l’eau glaciale de l’océan Arctique. Via cette ouverture sur les abysses, les scientifiques plongeront dans l’océan une flopée d’instruments, dans le but de mieux comprendre l’influence du changement climatique sur la région et ses écosystèmes. Si les différentes phases de test prévues en 2025, menées jusque dans les glaces norvégiennes du Svalbard, sont concluantes, la station partira à l’été 2026 pour le cercle polaire, où elle se laissera prendre dans les glaces et dériver lentement pendant quatorze mois. Ce sera la première expédition scientifique aussi longue dans cette région.
La moon-pool, où l’eau de l’océan s’engouffrera afin d’observer la vie sous-marine lors des expéditions.
© Tara Océan
Une mission inédite pour les membres d’équipage qui s’y relaieront et qui sera particulièrement éprouvante pour douze d’entre eux : l’équipe d’hivernage, qui vivra huit mois en autarcie sur la station et devra notamment affronter la nuit polaire, ces longs mois sans aucun lever de soleil.
Cruciale cohésion sociale
Huit mois en vase clos, avec pour seul horizon la blancheur infinie de la banquise et pour seul habitat ce vaisseau à la silhouette si étrange. Entièrement pensée autour de cette moon-pool, la coque de la station ressemble à une longue bouée ovoïdale de 26 mètres de long — géométrie pensée pour résister à la pression des glaces — surmonté d’une géode polygonale culminant à 11 mètres de hauteur.

La salle des machines de la station polaire Tara.
© Juliette Pavy / Reporterre
L’intérieur est un délicat équilibre entre conception spartiate optimisant l’espace pour les besoins de la mission et confort moderne pour ménager la santé physique et mentale de l’équipage. Sur le pont supérieur, derrière les larges vitres de la géode, les espaces collectifs, dont un sauna, joueront un rôle crucial de cohésion sociale.
« Ici, on ne pourra pas faire de “reset” émotionnel en rentrant chez soi le soir après le travail. Gérer la vie d’équipe est primordial », souligne Clémentine Moulin, directrice des expéditions de la fondation Tara. Raison pour laquelle tout le monde sera traité sur un pied d’égalité : les quatre marins (le capitaine et son second, un mécanicien et une cuisinière), la médecin, le correspondant de bord et les six scientifiques. « Passer l’aspirateur ou faire la vaisselle ensemble sera l’occasion de créer du lien », s’amuse Clémentine Moulin.

La vie en communauté aura une importance capitale lors d’une expédition aussi longue.
© Juliette Pavy / Reporterre
Rythmer la journée avec rigueur sera aussi un défi qu’a bien en tête Martin Hertau, l’actuel capitaine de la station. Bien qu’habitué aux longues semaines sans escale en mer, il appréhende l’aventure à venir comme un défi sans commune mesure : « En mer, on fait des quarts, on navigue, on voit le soleil bouger et les animaux aller et venir. Là, quand on sera à la dérive dans la glace, statique, sans vie autour, ce sera différent », dit-il.

Martin Hertau, le capitaine de la station polaire Tara.
© Juliette Pavy / Reporterre
Depuis sa timonerie, au sommet de la géode, le capitaine aura entre les mains les interrupteurs qui permettent de basculer la station dans une lumière rouge, comme dans les sous-marins. De quoi maintenir un semblant de rythme circadien pendant les mois sans soleil.
Le sport sera aussi essentiel pour réguler les organismes. « On pense installer un rameur ou un vélo d’intérieur. Mais quelques pelles feront aussi l’affaire : il y aura beaucoup de congères de neige à déblayer l’hiver, qui pourraient monter jusqu’au-dessus du pont », note Clémentine Moulin. La santé de l’équipage sera aussi entre les mains de la médecin de bord, secondée par une bonne connexion internet satellitaire, qui permettra de solliciter différentes expertises et d’établir une liaison régulière avec un psychologue.

Pendant l’hiver polaire, la survie de l’équipage sera tributaire de la solidité des machines embarquées.
© Juliette Pavy / Reporterre
Le vaisseau naviguant sous pavillon français, la cuisine occupe également un rôle central. Les 10 tonnes de nourriture stockées pour 18 mois comprendront de quoi préparer les gâteaux pour fêter les anniversaires et trinquer avec un peu d’alcool. « On prévoit aussi suffisamment de fromage pour préparer une fondue ou une raclette deux fois par mois », ajoute Sophie Bin, cuisinière et marin de son état. « On mange plus en mer qu’à terre, et encore plus quand il fait froid », rappelle-t-elle.
Dix expéditions pour comprendre l’Arctique
La température intérieure est calibrée pour se maintenir à 18 °C, soit un delta conséquent avec l’air extérieur, qui devrait tourner autour de -22 °C, avec des pointes possibles sous -40 °C. Dans de telles conditions, la survie sera tributaire de la solidité des machines. Dans les entrailles du navire, au pont inférieur, s’entremêlent une bonne partie des quelque 3,4 km de tuyauteries et 27 km de câbles que compte la station. Pour éviter les pannes sèches, la plupart des pièces vitales sont embarquées en double exemplaire, comme l’osmoseur pour rendre l’eau de mer potable.
Si la Fondation Tara s’échine à envoyer des femmes et des hommes — qui n’ont pas encore tous été officiellement sélectionnés — dans de telles conditions, c’est précisément pour étudier comment certaines formes de vie se débrouillent pour s’épanouir à l’année dans un tel environnement.
« On veut essayer de comprendre comment ces micro-organismes survivent et évoluent dans des conditions si extrêmes »
« En mars, les organismes vivant dans ces glaces passent en un mois de zéro à vingt-quatre heures de soleil par jour. Comment encaissent-ils un pareil choc thermique ? », se demande Marcel Babin, océanographe polaire et directeur scientifique de l’expédition à venir, Tara Polaris I.

Une chambre dans la station polaire Tara.
© Juliette Pavy / Reporterre
L’étude de ces écosystèmes est capitale pour comprendre leur évolution, fortement influencée par le changement climatique, l’Arctique se réchauffant trois à quatre fois plus vite que la moyenne mondiale.
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« On va surtout étudier les micro-organismes, qui dépendent des conditions physiques du milieu mais influencent en retour la glace et le climat : les aérosols biologiques [des particules produites par ces micro-organismes] jouent par exemple sur la formation des nuages, explique Marcel Babin. On veut essayer de comprendre comment ces micro-organismes, comme les micro-algues qui vivent dans les glaces, survivent et évoluent dans des conditions si extrêmes. »
13 millions d’euros financés par l’État
Conséquences de la fonte de plus en plus précoce des glaces sur ces micro-organismes, risques en cascade pour les planctons qui s’en nourrissent, dégâts engendrés par les pollutions qui accompagnent l’exploitation croissante de l’Arctique… Les objets d’étude sont nombreux. Après les dix-huit mois d’aventure de Tara Polaris I, cofinancés par l’État français à hauteur de 13 millions d’euros et des partenaires privés, pour un coût total de 22 millions d’euros, les chercheurs ambitionnent d’enchaîner les expéditions pour mener une dizaine d’hivernages au pôle Nord entre 2026 et 2045.
Avec l’intention de prolonger l’esprit de groupe de l’expédition sur la terre ferme, et sous des latitudes plus clémentes. « Trente laboratoires de douze pays sont impliqués dans Tara Polaris I. Nous voulons publier ensemble, dans une étude transdisciplinaire, nos résultats, qui seront disponibles en open source », indique Clémentine Moulin.