
Journaliste d’investigation et réalisateur, Ulysse Thevenon vient de sortir son premier livre, Le sens du bétail. Vous ne mangerez plus jamais de la même façon (Flammarion, 2025). Le jeune auteur raconte la violence humaine et animale de l’élevage, à travers les voix de celles et ceux qui vivent ce métier.
Ces dernières semaines, l’association L214 a dénoncé la maltraitance animale dans des élevages de cochons E.Leclerc. Ces dérives sont-elles communes à l’ensemble de la filière de l’élevage en France ?
Dans mon enquête, je parle d’une tribune de scientifiques, publiée dans la revue Sésame, qui est passée assez inaperçue, mais qui met les choses au clair : il n’est plus possible d’améliorer le bien-être animal dans un système d’élevage intensif – même si la filière industrielle fait tout pour nous le faire croire.
Ces bêtes vont à l’abattoir bien avant d’avoir atteint la fin de leur espérance de vie et subissent des maltraitances commises par les abattoirs, les éleveurs, les ramasseurs [les personnes qui collectent les volailles dans les élevages pour les emmener aux abattoirs, NDLR]… Cela ne s’explique pas par des gens qui seraient mal intentionnés, mais par une cadence industrielle qu’on impose aux entreprises et aux agriculteurs.
Je parle d’un éleveur porcin qui s’appelle Olivier et qui doit faire la queue aux Restos du cœur. Quand il était dans le rouge, on lui a proposé de nouvelles truies plus performantes, mais qui donnaient naissance à plus de cochons qu’elles ne pouvaient en élever. Il avait deux choix : soit claquer les porcelets à la naissance [les tuer en leur frappant la tête contre le sol, NDLR], comme on le voit parfois dans les vidéos de L214, soit les entasser dans les bâtiments pour les garder en vie, mais en dépassant la densité légale.
Dans votre livre, vous vous défendez de tout «agribashing», puisque les principaux personnages interrogés sont les éleveurs et les éleveuses. Comment en sont-elles et ils arrivés à prendre la parole contre leur propre métier ?
Ils parlent contre le système économique, pas contre leur métier. Jean-Marie, un éleveur bovin, m’a dit une phrase qui m’a marquée : «On fait le plus beau métier du monde, il faut juste ne pas essayer d’en vivre». Ces gens sont amoureux de leur boulot, mais ils sont dégoûtés de ce qu’il est devenu.
Ce n’est pas facile pour eux de parler, ne serait-ce que par fierté, mais aussi parce qu’ils sont muselés par des emprunts colossaux. Ils voient bien qu’ils peuvent être blacklistés quand ils protestent. Il y a une forme de violence et une omerta dans ce milieu. Certains se disent qu’ils ont utilisé tous les recours et que, tout ce qu’ils peuvent faire, c’est raconter la vérité aux Français. Ils voient qu’ils sont la cible de vives critiques de militants écolos ou de médias, alors que ce sont eux les premières victimes.
«On a tendance à opposer éleveurs et écologistes, mais je me suis rendu compte que ces deux camps pouvaient avoir des combats communs à mener.»
Au début de mon enquête, je pensais m’intéresser au conflit entre le lobby écologiste et le lobby de la viande. Mais des éleveurs m’ont dit : «Les écolos et les véganes, on s’en fout, ce ne sont pas eux qui nous pourrissent la vie, mais bien nos propres partenaires». On a tendance à opposer éleveurs et écologistes, mais je me suis rendu compte que ces deux camps pouvaient avoir des combats communs à mener. La preuve : depuis la sortie de mon livre, je reçois beaucoup de messages d’éleveurs et de véganes qui me remercient pour ce que je raconte.
Parmi la centaine d’éleveurs et d’éleveuses qui témoignent, quelle est l’histoire qui vous a le plus marquée ?
Je vais prendre l’exemple de Sophie et Jean-François, un couple de trentenaires qui avait un rêve simple : élever 60 vaches bovines en plein air. Au premier rendez-vous bancaire, on leur a dit : «D’accord, à condition de prendre en plus un bâtiment intensif de veaux de boucherie, en lien avec un industriel». On leur a expliqué que ce serait simple, que ça ne leur prendrait que trois heures par jour… Ils ont accepté et emprunté un million d’euros pour ce projet.

Très vite, ils se sont rendu compte qu’on leur avait menti, que c’était beaucoup plus chronophage et dur physiquement. Un jour, alors qu’ils avaient tout de même de bonnes performances, ils ont reçu un lot d’animaux malades, qui sont morts les uns après les autres. Au total, 72 veaux sur 400 ont rendu l’âme. Ils ont alerté les autorités, mais le mal était déjà fait. Trois ans après avoir commencé leur projet, ils ont reçu un courrier qui mettait fin à leur contrat, en les accusant de maltraitance animale.
Voilà comment, en trois ans, un couple qui a investi un million d’euros s’est retrouvé piégé dans un système industriel, avec des dettes colossales et plus personne pour les payer. Je les ai revus six mois plus tard à Rouen, et j’ai découvert qu’ils s’étaient enfuis avec leurs filles de quatre et six ans, et qu’ils avaient dormi tout l’hiver dans leur voiture. C’était devenu une famille en cavale, recherchée par les banques et l’administration. Ils m’ont dit : «Ulysse, tout ce que tu peux faire pour nous, c’est raconter cette histoire pour que ça n’arrive pas à d’autres».
FNSEA, coopératives agricoles, industrie agro-alimentaire, supermarchés, banques… votre enquête lève le voile sur une multitude d’acteurs qui interviennent dans le processus de production alimentaire. Qui sont les principaux responsables de la situation que vous décrivez ?
On accuse souvent le syndicat agricole FNSEA de ne pas défendre les agriculteurs, et d’être responsable de leur détresse. Il suffit de consulter le CV des membres du bureau de la FNSEA pour se rendre compte qu’ils sont à la tête de tous les autres organismes qui nuisent aux agriculteurs : conseil d’administration des banques, présidence de coopératives, de chambres d’agriculture…
«Il n’y a pas de grand méchant, mais un système bien ficelé.»
Mais je me garderais bien de pointer du doigt un acteur en particulier, parce que mon enquête visait à remonter la filière et à montrer la responsabilité des banques, des industriels, des grandes surfaces, des normes européennes… Il n’y a pas de grand méchant, mais un système bien ficelé, avec une myriade d’acteurs qui ont tous des intérêts opposés à ceux des agriculteurs – et qui sont bien plus puissants qu’eux.
Votre livre parle aussi des voix qui s’élèvent contre les dérives de l’élevage. Ont-elles ont permis des évolutions ?
Quand j’ai commencé à enquêter, je me suis rapidement demandé pourquoi personne n’avait lancé l’alerte pour changer le système de l’intérieur. En fait, il y en a plein qui ont essayé, mais ils n’ont pas pu aller au bout. C’est un système bien en place, avec énormément d’acteurs très puissants prêts à tout pour éliminer les gêneurs.
Je prends l’exemple de chercheurs en bien-être animal qui ont trouvé des solutions pour améliorer le sort des animaux, mais dont les résultats de recherche ne sont pas pris en compte par les industriels, parce qu’ils n’y trouvent pas d’intérêt financier.
Il y a aussi Pierre Hénard, qui était responsable qualité dans un abattoir. Il a sonné l’alarme sur des scandales sanitaires qui pourraient rendre n’importe qui végétarien. Pour cause, il a constaté que l’abattoir récupérait de la viande avariée pour la revendre aux industriels et aux restaurants. Il a été licencié et je raconte ses quinze ans de combat judiciaire pour montrer qu’il était de bonne foi et qu’il a simplement été un lanceur d’alerte.
À la lecture de votre livre, on perçoit d’une tout autre manière la nourriture dans notre assiette. Est-ce que vous-même «ne mangez plus de la même façon», pour reprendre le sous-titre du livre ?
Chez moi, je mange végane, car ma copine l’est, mais dans la vie, je ne m’interdis rien, car j’ai du mal à avoir des positions radicales très tranchées. Il faut bien reconnaître qu’aujourd’hui les motifs pour consommer moins de viande s’accumulent : il y a des raisons sanitaires, des raisons de bien-être animal, des raisons écologiques…
Avec mon livre, j’ajoute une raison supplémentaire, le coût humain : de la même façon qu’on rechigne à acheter des produits façonnés par des enfants en Chine, on pourrait se dire qu’on ne veut pas participer à un système qui apporte autant de souffrance humaine. Mais mon livre n’a pas du tout vocation à dire aux gens quoi manger. Chacun fait comme il veut, comme il peut, ce n’est pas ma place d’être moralisateur.