De quoi l’exposition aux écrans est-elle responsable ?
Les caractéristiques physiques des écrans et le contenu qu’ils diffusent ont un impact sur la santé physique (sommeil, vue, sédentarité). Le développement neurologique (langage, mémorisation, attention), affectif et socio-relationnel des moins de 25 ans et leur santé mentale peuvent aussi être impactés. D’importants enjeux de santé apparaissent donc à court, moyen et long terme.
Votre rapport de 2024 a été un électrochoc. Un an plus tard, quels en sont les effets concrets ?
J’observe un frémissement. Un poste dédié a été créé à la direction générale de la santé et la prise de conscience est réelle… à défaut de déclencher un plan à la hauteur du désastre sanitaire en marche.
La grande cause nationale 2025 consacrée à la santé mentale n’intègre pas votre combat. Comment faire face à la puissance des géants du numérique ? C’est David contre Goliath…
Personne ne doit baisser les bras. On ne peut pas laisser « l’économie de l’attention » compromettre la santé et la construction neuropsychologique de nos enfants. On encourage communément l’éducation ou la sensibilisation ; c’est bien, mais très insuffisant. Une régulation stricte des pratiques des industriels du secteur est indispensable. Il faut aussi fixer des seuils d’accès aux outils numériques selon les âges. Ainsi les smartphones devraient être réservés a minima aux plus de 15 ans, et les activités sur écrans ne conviennent pas aux enfants de moins de 6 ans. Je suis consciente que les obstacles sont immenses. Mais il y a une extrême urgence à agir.
N’est-ce pas plutôt à l’échelle européenne que la lutte doit être pensée ?
Effectivement, le règlement européen sur les services numériques (DSA) donne les moyens d’encadrer les pratiques des grandes plateformes, mais il faudrait renforcer et étendre cette réglementation aux jeux vidéo en ligne. C’est une gageure : s’opposer à la force de frappe des géants industriels - et rallier les pouvoirs publics à cet enjeu - est déjà si compliqué en France, alors trouver un consensus avec les 27…
La question du devenir civilisationnel doit être abordée
Vos travaux sont centrés sur les jeunes. Sont-ils applicables aux adultes ?
Certaines problématiques sont similaires telles que le sommeil, la sédentarité, la concentration. Mais si les adultes ont traversé l’enfance et l’adolescence protégés des écrans, les impacts seront moindres et plus facilement réversibles. Soulignons qu’en tant que parents, notre usage des écrans constitue un exemple pour nos enfants et peut interférer dans notre relation avec eux.
Faut-il anticiper une régression de notre capacité collective à « faire société », voire un déclin civilisationnel ?
Deux écoles s’oppose. L’une, techno-optimiste, estime que l’histoire est jalonnée de ruptures technologiques auxquelles l’humanité a toujours fait face ; l’Homme s’adapte systématiquement, et sait exploiter le meilleur de ces bouleversements. L’autre, dans laquelle je me reconnais, est techno-critique. Dès lors qu’on « touche » au cerveau, c’est-à-dire à la capacité d’apprendre, de raisonner, de s’exprimer, de créer, de se lier, on questionne l’éveil, le discernement, le libre-arbitre, la sociabilisation de l’être humain, et donc son humanité intrinsèque. Les effets, pris individuellement et étendus à l’ensemble de la jeunesse, que provoque l’exposition aux écrans sont si considérables - et certains irréversibles -, que la question du devenir civilisationnel doit être abordée. Qu’a à gagner, et à perdre, une communauté humaine en laissant une telle place à ces technologies ?
Propos recueillis par Denis Lafay