
Sur la boîte de douze œufs vendue 2,39 euros chez E.Leclerc, combien a touché l’éleveur ? Et sur la barquette de six côtelettes de porc affichée à 10,20 euros chez Carrefour ? Ces questions risquent de rester encore longtemps sans réponse. Le nouveau texte de loi visant à « renforcer la stabilité économique et la compétitivité du secteur agroalimentaire » — entré en vigueur le 15 avril — ne prévoit en tout cas rien pour rendre plus transparentes les marges de la grande distribution et la répartition des prix entre les différents acteurs.
Il ne prévoit rien non plus pour assurer un meilleur revenu aux agriculteurs, déplorent tant la Confédération paysanne que les associations de consommateurs contactées par Reporterre. Son principal objectif est pourtant de prolonger de trois ans le seuil de revente à perte majoré (dit SRP+10), dont l’ambition est de mieux rémunérer in fine les producteurs. Ce dispositif, expérimenté depuis 2019 dans le cadre de la loi Egalim 1 — et qui devait se terminer le 14 avril —, garantit aux distributeurs un minimum de 10 % de marge.
« Par effet de “ruissellement”, les sommes supplémentaires prélevées sur les consommateurs devaient permettre une revalorisation des prix d’achat consentis par les enseignes aux industriels, ces derniers étant ensuite censés reverser ces sommes aux agriculteurs », explique l’UFC-Que choisir, qui a publié une évaluation du SRP+10 en février dernier.
Absence de contrôles et de sanctions de l’État
Dans les faits, ce système n’a pas du tout fonctionné, constate Stéphane Galais, secrétaire général référent élevage de la Confédération paysanne : « Nous n’avons absolument pas vu l’efficacité de cette mesure sur le revenu des agriculteurs. Le SRP+10 sert surtout d’alibi pour ne pas prendre les bonnes mesures pour assurer la transparence des prix. Il camoufle l’absence de contrôles et de sanctions de l’État, qui ne joue pas son rôle d’arbitre. »
Dans son étude, l’UFC-Que choisir remarque ainsi que le revenu agricole a baissé en 2019, année de la mise en œuvre du SRP+10, pour trois filières étudiées (céréales, viande de porc et de bœuf) et stagné pour la filière laitière. Et quand les prix agricoles se sont envolés (+45 %) entre juillet 2020 et janvier 2023, les exploitations les plus fragiles n’ont pas réussi à compenser la hausse de leurs coûts de production.
« Faire grossir les marges de la
grande distribution »
« La grande distribution n’a jamais transmis la moindre donnée qui permettrait d’établir où va cette marge supplémentaire, de montrer qu’elle va vers le monde agricole », dit Olivier Andrault, son chargé de mission alimentation.
Alors pourquoi prolonger ce dispositif qui semble si peu efficace ? Pour les défenseurs du texte de loi, dont le gouvernement, ce serait encore pire si l’on supprimait le SRP10+.
Où vont les marges ?
Mais si le relèvement du SRP a permis de limiter la guerre des prix entre distributeurs et fournisseurs, il a entraîné une hausse des prix « certaine et immédiate » pour les consommateurs, comme l’ont démontré dès 2019 la Confédération paysanne et l’UFC-Que choisir dans une étude commune. Elles ont évalué la hausse du budget alimentation des ménages à 1,6 milliard d’euros sur les deux premières années du dispositif.
« Ce SRP+10 a vraisemblablement juste servi à faire grossir encore un peu plus les marges de la grande distribution qui n’en avait pas besoin, au détriment des consommateurs », juge Nadia Ziane, directrice du service juridique et consommation de l’association Familles rurales.
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Il est actuellement impossible de savoir comment les marges sont réparties, dénonce-t-elle, en prenant l’exemple des fruits et légumes frais : « Ce marché représente 11 milliards d’euros par an pour les producteurs en début de circuit. En bout de course, ces produits sont vendus pour une valeur de 22 milliards d’euros dans les étals des supermarchés et des hypermarchés. » Autrement dit, les intermédiaires récupèrent 11 milliards d’euros au milieu de la chaîne de valeur, soit autant que la valeur des produits mis sur le marché. « Certes, il y a le transport, les frais de structure (salaires, loyers, etc.). Mais il s’agit de produits bruts, qui n’ont subi aucune transformation, remarque Nadia Ziane. Ça interroge. »
Pour l’UFC-Que choisir, cet échec est lié au rapport de force toujours déséquilibré entre un très grand nombre d’agriculteurs ou d’éleveurs, et un nombre très réduit d’industriels et d’enseignes de la grande distribution : « Pour le lait, 28 laiteries collectent 76 % des volumes, et pour la viande, 143 abattoirs assurent 92 % des tonnages. La concentration est encore plus marquée dans la filière porcine où, par exemple, en Bretagne, 90 % des abattages sont réalisés par seulement cinq groupes. »
Autre facteur en cause : des sanctions insuffisantes en nombre et en valeur, qui « n’incitent pas les professionnels de l’aval à appliquer la loi ». Sur ce point, le nouveau texte apporte tout de même une petite avancée. Il prévoit une amende pouvant atteindre 0,4 % du chiffre d’affaires pour les distributeurs qui ne transmettraient pas les données demandées sur leurs gains. Jusque-là, ceux-ci n’encouraient que 375 000 euros d’amende. En termes de pourcentage du chiffre d’affaires des plus grandes enseignes, « on était à 0,0001 % du chiffre d’affaires », dit Olivier Andrault, qui avait sorti la calculette.
Egalim 4 n’est plus d’actualité
Un amendement, adopté par les députés en première lecture, voulait aller plus loin en obligeant les industriels de l’agroalimentaire et les distributeurs à transmettre leurs marges brutes et nettes. Mais la disposition a été retoquée par le Sénat, au grand dam des associations.
Ainsi, ce nouveau SRP+10 impose le statu quo. Seule une révision plus structurelle de la loi Egalim permettrait de changer la donne. Mais Egalim 4, qui devait être déposé par le gouvernement en juin prochain, n’est plus d’actualité, a révélé Contexte le 14 avril. Le projet avait pourtant été confirmé par la ministre de l’Agriculture en février. « Recentrage sur la compétitivité, crainte d’un débat incontrôlable à l’Assemblée, priorité donnée à la simplification normative : le contexte politique ne s’y prête plus », écrit le média. Le gouvernement se contenterait de publier une quinzaine de mesures techniques « pour ajuster le cadre existant ».
De son côté, Familles rurales assure qu’elle ne lâchera pas l’affaire. Elle veut désormais profiter du projet de loi sur la vie chère annoncé par Manuel Valls, le ministre des Outre-mer, pour remettre le sujet sur la table : « Les marges pratiquées là-bas sont complètement surréalistes. Peut-être peut-on imaginer un nouveau dispositif qui commencerait là-bas, et qu’on pourrait ensuite transposer dans l’Hexagone. »
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