L’Europe est l’un des plus grands réservoirs de données au monde. Nos données sont une matière première stratégique – qu’elles soient les données des citoyens, consommateurs ou les actifs immatériels des entreprises – et leur exploitation par des acteurs étrangers représente une perte de souveraineté sans précédent. Dans un contexte de fragmentation géopolitique, il est impératif de garantir une autonomie européenne forte, portée par des technologies conformes à nos valeurs et à notre droit.
Depuis 2019, la Commission européenne a posé les jalons d’un cadre numérique unifié, au travers de textes structurants : le Digital Market Act, le Digital Services Act, le Data Governance Act, le Data Act et, plus récemment, l’AI Act. Ces textes créent les conditions d’un marché numérique intégré, fondé sur la protection des citoyens et la liberté d’innover. Ce corpus législatif n’entrave pas l’innovation : il l’encadre, il la rend responsable. C’est ce que montre le plan présenté par la Commission le 9 avril 2025.
Nous vivons un moment charnière
L’intelligence artificielle, dans le champ juridique comme ailleurs, n’est plus une promesse : c’est une réalité qui transforme nos pratiques, nos responsabilités, et nos repères. Une réalité qui impacte néanmoins les professionnels du droit soumis à des règles éthiques et déontologiques qui sont le socle de nos démocraties, et qui pose une question cruciale : voulons-nous d’une IA dictée par des logiques étrangères à nos valeurs, à notre souveraineté, et à nos exigences professionnelles ?
C’est pourquoi, il est urgent de ne pas laisser à d’autres le soin de construire l’architecture numérique du droit en Europe, en développant, nous européens, des intelligences artificielles performantes, conçues dans le respect des règles déontologiques, du secret professionnel, de la confidentialité des données et de nos valeurs démocratiques.
Ces IA souveraines ne doivent pas être l’exception. Elles doivent devenir la norme. Car derrière chaque question posée à une IA, il y a un raisonnement, un dossier, un client, une stratégie. Ces éléments, stockés à l’étranger ou réutilisés sans contrôle, sont autant de fenêtres informationnelles qu’il est impératif de fermer.
Le droit n’est pas une marchandise
Il ne se consomme pas en mode « fast law ». Il repose sur la sécurité, la fiabilité, la traçabilité. L’illusion de la gratuité des intelligences artificielles dites « grand public » masque une réalité inquiétante : la perte de contrôle sur les données, la traçabilité des intentions de recherche, et, à terme, le profilage stratégique de professions entières.
L’Europe ne doit pas devenir une colonie numérique. Elle doit être un pôle de stabilité, de régulation et d’innovation souveraine. Nos données juridiques — primaires, secondaires, issues des consultations — sont une richesse stratégique nationale. Le savoir que nous produisons ne doit pas servir à entraîner les IA de demain… contre nous. Une IA bien pensée peut renforcer la qualité de la justice, l’accès au droit, la sécurité juridique et la productivité de ces métiers. Une IA mal choisie voire subie pourra affaiblir le secteur tout entier et déstabiliser notre Etat de droit.
Il est de la responsabilité collective des professionnels du droit de refuser les outils opaques, de contractualiser la souveraineté informationnelle, d’exiger que les outils d’IA utilisés respectent les normes européennes, qu’ils soient inaccessibles aux puissances étrangères, qu’ils ne conservent ni ne réutilisent les données.
Ce débat dépasse les seules considérations techniques. Il est éminemment politique. Il touche à notre souveraineté, à notre démocratie, à notre capacité à peser dans les grandes transformations du XXIe siècle. Nous n’avons pas vocation à être de simples consommateurs de technologie. Nous devons en être les architectes, les garants et les porteurs de sens.
L’avenir de l’IA juridique ne se jouera pas ni dans la Silicon Valley ni à Washington. Il se jouera en Europe, si nous avons le courage de poser nos exigences, de faire émerger nos solutions, et de bâtir un modèle souverain, exigeant et durable.
(*) Ketty de Falco est diplômée de l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Lille. Son enfance et son adolescence passées à l’étranger, notamment en Jordanie, ont façonné sa capacité d’adaptation et son goût pour les environnements diversifiés.
Très tôt, elle nourrit l’ambition de diriger des entreprises ayant une histoire et un ancrage fort, tout en apportant sa vision stratégique et en fédérant des équipes autour de nouveaux défis. Elle choisit ainsi de s’orienter vers un secteur ultra-concurrentiel, celui des études marketing et du conseil aux marques et démarre sa carrière en institut d’études (NFO, RI, Ipsos, Synovate). En 2012, elle intègre l’Institut CSA en tant que directrice du développement, avant d’être nommée directrice générale adjointe en 2013, puis présidente-directrice générale en 2017.
En 2018, elle rejoint le groupe Kantar en France en tant que présidente et CEO de la division Insights, supervisant les marques Kantar TNS et Kantar Millward Brown. Elle est ensuite promue directrice générale Europe de Kantar entre 2021 et 2023.