C’est en regardant notre propre impuissance à trancher que l’on mesure l’ampleur de nos renoncements. L’Allemagne, pays des demi-tours énergétiques, a claqué la porte du nucléaire dans une précipitation idéologique, pour mieux se jeter dans les bras du charbon et du gaz russe. Un fiasco stratégique devenu un cas d’école. Et pourtant, c’est à ce voisin que la France s’apprêterait à demander son avis pour relancer un projet industriel d’avenir sur le sol alsacien.
Le 7 avril dernier, la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) a rendu son avis sur le projet de Technocentre à Fessenheim, une initiative portée par EDF visant à recycler des matériaux faiblement radioactifs issus du démantèlement d’installations nucléaires. Un projet stratégique, vertueux, et, disons-le, logique. Mais au terme d’un débat de 4 mois et de plusieurs centaines de milliers d’euros dépensés pour « débattre », la CNDP propose de « veiller à prendre en compte la sensibilité allemande« . C’est-à-dire de renoncer à décider seuls, chez nous, pour nous.
Ce n’est pas un simple détail administratif. Ce glissement de la souveraineté à la discussion sans fin illustre jusqu’à l’absurde le mal français : une commission particulière, désignée par une commission nationale, convoquée pour organiser un débat public sur un projet industriel, lui, clair, mais dont l’issue dépendrait d’avis non contraignants et d’arbitrages ultérieurs potentiellement confiés à d’autres commissions. Une mise en abyme démocratique dans toute sa splendeur — jusqu’à frôler la parodie institutionnelle.
Avant de céder aux injonctions molles du dialogue transfrontalier, rappelons les faits.Quel que soit notre cap énergétique futur, des dizaines d’installations nucléaires anciennes doivent être démantelées, générant inévitablement des centaines de milliers de tonnes d’aciers faiblement radioactifs. Grâce à un procédé éprouvé, ces matériaux peuvent être traités devenant jusqu’à 300 fois moins radioactifs que les aciers du commerce.
Doit-on alors continuer à considérer ces aciers comme des déchets à enfouir
à prix d’or ? Le projet de Technocentre de Fessenheim répond clairement non, inscrivant enfin la France dans une logique mondiale de recyclage des matériaux.
La Suède ou l’Allemagne (c’est un paradoxe !) le font déjà. Seule la France hésite encore, prisonnière du vieux narratif anti-nucléaire et d’une peur du débat technique. Ce qui relève partout ailleurs de l’évidence industrielle et écologique devient ici une polémique organisée, un prétexte à l’inaction.
Le vrai problème n’est pas technique. Il est politique. C’est notre incapacité croissante à décider, à trancher, à assumer un cap clair face à la peur du bruit médiatique ou de la crispation diplomatique. Depuis Fessenheim, où l’on a sacrifié une centrale en parfait état de fonctionnement pour envoyer un signal à Berlin, le Haut-Rhin est devenu le laboratoire du désarmement industriel à la française. Aujourd’hui, alors qu’un projet de reconversion d’intérêt national pourrait projeter utilement le site dans les décennies à venir, certains suggèrent l’ultime absurdité : faire dépendre nos décisions de ceux qui ont fait les pires choix.
Longtemps, la France, avait pensé une structure de décision publique qui protège l’action de l’État et l’intérêt général. C’est tout le sens de notre tradition de justice administrative : l’intérêt général ne saurait se résumer à la somme des intérêts particuliers. Mais sous l’influence croissante de puissances extérieures, de logiques venues d’outre-Atlantique, nous avons progressivement glissé vers un modèle anglo-saxon où seuls les intérêts privés ont droit de cité. Résultat : une bureaucratie procédurale, paralysée par les NIMBYs, où le moindre projet structurant devient suspect par nature et où l’action publique recule face à la crainte de l’abus de recours et à la politisation des procédures.
Fessenheim doit devenir le symbole d’une ambition industrielle retrouvée. Le symbole d’une France qui arrête de s’excuser d’exister et de produire. Il ne s’agit pas de faire fi de toute coopération européenne, il s’agit de rappeler que la souveraineté n’est pas un gros mot. La souveraineté c’est l’outil de la démocratie. Ce projet mérite mieux qu’un véto mou.
Nous ne pouvons plus nous satisfaire de réformettes procédurales. Ce n’est pas de simplification dont nous avons besoin, mais d’une refondation assumée de l’État stratège. Il faut réarmer la capacité de décision de l’État, réhabiliter l’action publique et retrouver le sens du faire — celui qui engage, qui transforme, qui trace une voie.
Comme l’écrivait Victor Hugo, « Aimer, c’est agir ». Aimons notre territoire, notre industrie, notre avenir commun — et agissons.