Alors que les vents géopolitiques tournent, l’augmentation des budgets de défense stimule le secteur spatial européen. Le 6 mars, le Premier ministre François Bayrou a chargé le SGDSN d’élaborer une stratégie spatiale nationale centrée sur la sécurité et la résilience pour faire face aux menaces croissantes. L’espace est également au cœur de la stratégie de renforcement de la défense européenne : le livre blanc sur les préparatifs de défense de l’Europe pour 2030 (« Readyness 2030« ) publié le 19 mars par la Commission européenne, et le plan ReArm Europe, venant tous deux en réponse aux préparatifs de la Russie en vue d’une future « confrontation » avec l’Europe, reconnaissent l’espace comme un secteur critique.
Les enjeux de l’investissement dans le secteur du spatial sont désormais reconnus – et multiples : renseignement, surveillance, sécurité des communications par réseaux satellites, cyberguerre, modernisation de l’armée… Renforcer l’autonomie spatiale et sécuriser les infrastructures stratégiques correspondantes est donc vital pour l’Europe. Aura-t-on cependant les moyens de nos ambitions ?
Un besoin urgent de systèmes souverains face à des risques de sécurité grandissants
L’exploration spatiale a longtemps reposé sur la coopération internationale, l’Europe demeurant dépendante des États-Unis, de la Chine et de la Russie pour une grande partie de ses produits et services spatiaux. Les technologies et satellites américains étaient considérés comme une base fiable au sein des opérations spatiales européennes. Les premiers mois de la présidence Trump et l’influence grandissante d’Elon Musk ont largement ébranlé cette stabilité. Les États-Unis ne sont plus un allié infaillible, et pourraient même devenir un rival géopolitique.
Face à l’interconnexion entre l’exploration spatiale et la défense, l’Europe doit rapidement développer ses propres capacités pour garantir sa souveraineté. Cependant, la dépendance envers des infrastructures tierces soulève de nombreuses questions, notamment en matière de cybersécurité. Premièrement, en matière de contrôle des données satellitaires, notamment celles de surveillance ; deuxièmement, parce que la guerre se mène aussi dans l’espace, notamment par des cyberattaques ciblant les satellites et systèmes spatiaux (attaques DDoS, intrusions, fuites de données…).
Les attaques contre les systèmes étatiques et commerciaux se multiplient, comme le montrent les cyberattaques russes contre des agences françaises ou chinoises contre des entreprises spatiales européennes. Autrefois peu ciblées, les entreprises spatiales sont désormais visées dès que leurs technologies ou services soutiennent des opérations de défense, soulignant l’urgence de garantir la souveraineté et la sécurité des infrastructures spatiales européennes. Cette situation se tendra certainement davantage dans le contexte du rapprochement entre Washington et Moscou, matérialisé par la mise en suspens des cyber-opérations américaines contre la Russie début mars.
Le talon d’Achille de l’Europe dans l’espace : l’hégémonie américaine
Plus de 7 500 satellites actifs, devenus indispensables à notre quotidien, orbitent autour de la Terre. L’espace est l’épine dorsale du monde numérique. Outre son importance dans le domaine de la défense, sans lui, communications, banques, énergie, transports et logistique seraient également paralysés.
Le développement des technologies spatiales a renforcé l’autonomie de l’Europe, notamment avec Galileo, son système de navigation par satellite autonome. La situation est toutefois différente en ce qui concerne la communication par satellite, où la dépendance à l’égard de fournisseurs non européens demeure.
La domination croissante du réseau Starlink, détenu par le milliardaire américain Elon Musk, est particulièrement problématique. De plus en plus de citoyens et de gouvernements européens, dont l’Italie, envisagent de l’adopter pour sa rapidité, sa fiabilité, sa simplicité d’installation et son coût inférieur à celui des alternatives. Miser sur Starlink crée cependant une dépendance très risquée dans le contexte de l’évolution des relations transatlantiques. Le contrôle des communications est plus que jamais stratégique, et une coupure soudaine de Starlink due à une interdiction des États-Unis aurait des conséquences majeures.
Starlink n’est qu’un exemple, puisque notre dépendance est encore flagrante sur d’autres aspects liés au spatial : malgré les efforts européens et les innovations des acteurs du New Space, nous sommes encore trop dépendants des États-Unis en matière de lanceurs de satellites (dominés par SpaceX) ou de renseignement.
IRIS², une réponse efficace ?
L’Europe doit drastiquement intensifier sa présence dans l’espace. Elle en est consciente : la constellation de satellites IRIS², devant être opérationnelle en 2030 et s’inscrivant dans une stratégie globale de l’ESA à l’horizon 2040, garantira une infrastructure autonome. Ses 290 satellites fourniront des communications sécurisées et des services commerciaux comme la télécommunication, la navigation et l’accès à Internet, offrant une alternative européenne aux systèmes mondiaux. Un autre point clé sera la fourniture de canaux de communication sécurisés pour les gouvernements et autorités de sécurité, garantissant une connexion stable et indépendante en temps de crise ou lors d’opérations militaires.
Le projet souffre cependant d’une forte décentralisation. Contrairement à SpaceX, qui suit un modèle centralisé, l’Europe adopte une approche inclusive et consensuelle qui ralentit et complique le processus décisionnel. Coordonner le consortium industriel chargé d’IRIS², SpaceRISE, est complexe, ce dernier comprenant à la fois les opérateurs de réseaux satellitaires SES, Eutelsat et Hispasat, des entreprises privées comme Thales Alenia Space et Airbus, et des fournisseurs de services comme Telespazio, Deutsche Telekom et Orange. Un grand réseau d’entreprises doit collaborer, avec une coordination de leur travail prenant en compte des contraintes techniques, de sécurité – et financières. La Commission européenne a défini le projet et sécurisé le financement initial. Les prochaines étapes se forment, mais leur évolution est incertaine. Si plusieurs contrats ont déjà été signés, de nombreuses zones grises, notamment sur la construction des satellites, demeurent.
La structure décentralisée est à la fois un avantage et un grand défi pour l’Europe en matière de spatial. Pour rester compétitive et souveraine en matière d’exploration spatiale, il faut trouver des solutions plus rapides et agiles, tout en préservant la coopération européenne, clé de la sécurité. IRIS² est un pas dans la bonne direction, mais il faut accélérer.
Vers un âge d’or du New Space ?
L’Europe a l’obligation d’établir sa souveraineté spatiale pour sauvegarder ses intérêts stratégiques et sa sécurité. Les entreprises du secteur privé sont en première ligne pour relever ces défis. Si les grands groupes en ont les ressources et les compétences, leur approche montre parfois ses limites. Les acteurs du New Space, plus agiles et modernes, ont un boulevard d’action devant eux. L’évolution vers une infrastructure spatiale européenne résiliente et indépendante dépendra cependant de la capacité de l’écosystème à agir ensemble, en mettant en œuvre des stratégies communes, des processus plus efficients, et des investissements massifs dans la cybersécurité.
(*) Mathieu Bailly est le directeur de CYSAT, la plus large communauté dédiée à la cybersécurité dans l’espace, qui fédère l’écosystème du spatial en Europe et dans le monde autour des enjeux de sécurité, de souveraineté et d’intégration des technologies dans ce secteur. Il est titulaire d’un doctorat en sciences des matériaux et a passé toute sa carrière dans l’industrie spatiale.