
C’est une arme d’humiliation massive. Les violences sexuelles exercées en temps de guerre sont considérées comme un « crime de guerre, un crime contre l’humanité ou un acte susceptible de constituer un crime de génocide », selon une résolution des Nations unies. Alors que la majorité des victimes sont globalement des femmes, dans certains conflits, ce sont les hommes qui subissent le plus de sévices.
C’est par exemple le cas en Russie et dans les zones occupées d’Ukraine où les soldats ukrainiens capturés sont victimes de violences sexuelles telles que « des viols, des chocs électriques et de coups sur les parties génitales et les fesses, de nudité forcée et de coups portés alors qu’ils étaient nus », détaille un rapport du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur l’Ukraine publié fin 2023. L’entité a compté depuis le début de l’invasion russe, « 370 cas de violence sexuelle contre 252 hommes, 106 femmes, 10 filles et 2 garçons ». 68 % des victimes sont donc des hommes.
Des prisonniers de la Première Guerre mondiale aux capturés par la Russie
Ces actes qui constituent de la torture, sont pourtant rarement mis en avant. Si Le Monde a récemment mis la lumière sur ces soldats ukrainiens meurtris, le viol des hommes par des hommes en temps de conflit reste tabou. Il est pourtant répandu et depuis des décennies. Une pratique déjà utilisée « par les bourreaux pendant la Première Guerre mondiale contre les prisonniers », note l’historien et directeur de recherche au CNRS Fabrice Virgili.
Mais aussi en Algérie pendant la guerre d’indépendance, à l’est du Congo surtout à partir de 2009, ou plus récemment dans les prisons israéliennes, dans les geôles syriennes de Bachar al-Assad, contre des migrants en Libye et donc dans les prisons et centres de torture russes. « Il s’agit parfois d’une violence sexuelle généralisée à l’encontre d’une population occupée, mais le plus souvent, elle se produit dans des conditions de détention et d’incarcération qui facilitent les abus à l’abri du regard du public », explique Adam Jones, politologue, essayiste, écrivain canadien de l’Université de la Colombie-Britannique, spécialiste des crimes de génocide.
Le silence de la honte
Déjà difficile à évaluer en temps de paix sur des femmes, le nombre de victimes de violences sexuelles masculines est encore plus compliqué à estimer en temps de guerre. « Il faut passer au-delà de la honte qui repose sur les victimes, c’est aussi dur pour les femmes que pour les hommes, il y a un sentiment de se mettre à nu, de dévoiler une immense faiblesse », souligne Fabrice Virgili. A la différence que, pour les hommes, entrent en compte les stéréotypes de genre imposés par la société, rendant encore plus difficile de s’exprimer. « Cela est particulièrement vrai dans les sociétés fondées sur l’honneur, où les atteintes à la pudeur et à la dignité personnelles peuvent être encore plus profondément ressenties », abonde Adam Jones.
L’objectif du bourreau est de « féminiser des prisonniers, de les humilier sexuellement » et de briser la masculinité, explique dans un article consacré à la question Marc Le Pape, chercheur au CNRS et à l’EHESS. C’est également l’analyse d’Adam Jones selon qui « le viol d’hommes « féminise » les victimes masculines et les « réduit » au statut de femmes dans le cadre du patriarcat ». En plus d’avoir été capturé, donc en défaite sur le champ de bataille, « ils sont battus une deuxième fois à travers le corps, alors qu’ils portent la responsabilité du combat, de l’affrontement, on brise ce qu’on attendait d’eux », ajoute Fabrice Virgili. Et au-delà du seul individu prisonnier, c’est un message envoyé à l’adversaire avec le désir de « provoquer une sorte d’effroi », développe-t-il.
Un tabou qui invisibilise
De ce silence, naît l’invisibilisation des faits. Au point que dans une ONG d’aide médicale en Ukraine, un ancien prisonnier cité par Le Monde a fait face à l’absence de proctologue ou d’urologue. Ces viols et violences sexuelles, notamment dans les années 1990, « n’ont fait l’objet, dans un premier temps, que de rares études particulières et n’ont été qu’exceptionnellement reconnus par des journalistes », rappelle Marc Le Pape.
Notre dossier sur les violences sexuelles
Les ONG s’occupant de violences sexuelles en temps de guerre et de crises politiques ont mis du temps à s’emparer du sujet. En 2002, sur 4.076 organisations, seules 3 % avaient mentionné un intérêt pour les hommes victimes, rapporte le chercheur. « Le paysage humanitaire mondial accorde très peu d’attention à ces crimes et à ces victimes », déplore également Adam Jones.
Si des progrès sont faits, la prise en charge pour recueillir leur témoignage reste moins organisée, limitant la libération de la parole et maintenant le tabou. « Attention à ne pas ajouter de la peine en les stigmatisant, en les mettant de côté », prévient Fabrice Virgili. Alors, au lieu de les distinguer par le genre de leurs victimes, Adam Jones propose de classer ces « atrocités dans la catégorie violence masculine » étant donné que, « comme pour la violence sexuelle à l’égard des femmes et des filles, une grande majorité des auteurs de violence sexuelle à l’égard des hommes sont eux-mêmes des hommes ».