Les cépages interdits des Cévennes, la mémoire et le futur d’un vignoble rebelle


Un observatoire des cépages a été créé en 2022 par l’IGP Cévennes dans le but de préserver le patrimoine végétal cévenol et d’adapter le vignoble aux évolutions climatiques, sociétales et agronomiques. Mais aussi d’afficher encore plus passionnément l’identité cévenole.

Au cœur des reliefs cévenols, entre châtaigneraies, murets de pierres sèches et terrasses escarpées, renaît une viticulture enracinée dans son passé. Depuis quelques années, l’Indication Géographique Protégée (IGP) Cévennes entreprend un travail de redécouverte et de valorisation des cépages dits patrimoniaux, parfois même interdits. Negret de la Canourgue, Villard blanc, Clinton, Noah, Jacquez, Othello, Isabelle… Autant de noms oubliés, marginalisés par la législation viticole française du XXe siècle, et qui aujourd’hui reviennent sur le devant de la scène. Cette démarche, loin d’être anecdotique ou purement nostalgique, s’inscrit dans un mouvement plus vaste, mêlant enjeux identitaires, environnementaux, culturels et économiques.

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Une mémoire paysanne à préserver

La réintégration des cépages interdits est d’abord un geste de reconnaissance. Ces variétés de vignes, souvent d’origine américaine, ont été massivement plantées après la crise du phylloxéra, à la fin du XIXe siècle. Dans les Cévennes, où les conditions de culture sont difficiles et les ressources limitées, ces cépages ont représenté une planche de salut pour des familles ruinées. Rustiques, productifs, résistants aux maladies et adaptés aux sols acides et aux pentes abruptes, ils ont permis de maintenir une agriculture de subsistance, souvent en complément de la châtaigneraie ou du petit élevage.

Longtemps vinifiés dans la sphère domestique ou vendus en circuit court, ces cépages ont nourri plusieurs générations de Cévenols. Le vin issu de Clinton ou de Noah avait peut-être un goût atypique, parfois qualifié de « foxé », mais il avait l’avantage d’être local, bon marché, et issu du travail des mains de la famille. Interdits progressivement par la loi à partir des années 1930 pour des raisons sanitaires (notamment une teneur supposée trop élevée en méthanol), mais surtout pour des raisons économiques et politiques, ces cépages ont été relégués à l’illégalité. Pourtant, dans l’intimité des caves ou des jardins, leur culture n’a jamais totalement disparu. Aujourd’hui, leur retour officialisé par certaines initiatives de l’IGP représente une réhabilitation symbolique : celle d’une mémoire rurale longtemps ignorée.

D’ailleurs, fiers de ses valeurs et de son patrimoine, en 2022, l’IGP Cévennes (qui vient d’intégrer 40 communes lozériennes dans l’IGP, une de créer une zone de proximité immédiate sur l’Ardèche) a créé l’observatoire des cépages. Une instance qui va permettre un travail focalisé sur plusieurs catégories : les cépages patrimoniaux (ceux inscrits au catalogue des cépages français mais oublié au fil du temps), les cépages interdits (qui sont toujours interdits à la vente, et les cépages résistants et adaptés aux évolutions climatiques. Un vaste chantier qui réjouit les vignerons lancés dans l’aventure. D’autant plus quand vient l’heure de la dégustation. Parce que c’est bon. Très aromatiques pour la plupart, empreints d’une belle fraîcheur avec une longueur en bouche intéressante, les cépages qu’on aurait envie de baptiser cépages ressuscités ont de nombreux atouts. Sans parler de leur résistance aux maladies (il suffit de les traiter une fois, là où il faut 10 traitements sur d’autres plus connus) et leur faible degré d’alcool. À l’époque où la clientèle amatrice de vin demande à cor et à cri des vins légers et faciles à boire, les Cévenols possèdent de l’or dans les cuves.

Car le retour des cépages interdits s’inscrit également dans une quête de solutions face aux défis contemporains de la viticulture. Leur robustesse permet de réduire drastiquement le recours aux traitements phytosanitaires. Pour une IGP comme celle des Cévennes, qui mise de plus en plus sur une viticulture raisonnée, voire biologique, ces cépages représentent une alternative précieuse, cohérente avec les valeurs de respect de l’environnement. De nombreux vignerons y voient aussi un moyen de s’affranchir de la dépendance aux intrants et d’inventer une viticulture plus autonome, plus sobre et plus en phase avec son terroir.

Une identité territoriale forte

Dans un monde viticole de plus en plus standardisé, dominé par quelques cépages internationaux (Merlot, Chardonnay, Cabernet-Sauvignon…), le retour aux cépages oubliés permet aussi de marquer une singularité. Les Cévennes ne prétendent pas (encore !) rivaliser avec les grandes appellations classiques ; elles misent plutôt sur leur originalité, leur ancrage local, leur capacité à raconter une histoire. Ces vins interpellent, surprennent, provoquent parfois – et c’est précisément ce que recherchent certains consommateurs, lassés des goûts formatés.

Aujourd’hui, le travail de l’IGP Cévennes sur les cépages patrimoniaux reste pionnier, mais il s’inscrit dans un mouvement national et européen plus large. Plusieurs institutions commencent à revoir leur position sur les variétés hybrides. La législation évolue doucement, sous la pression des enjeux climatiques et de la demande sociale pour une agriculture plus durable. Des expérimentations sont en cours, des demandes de reconnaissance sont déposées. L’avenir dira si ces cépages aujourd’hui encore marginaux pourront retrouver toute leur place dans la viticulture officielle.

Mais quoi qu’il advienne, les Cévennes auront joué un rôle crucial : celui de gardien de mémoire, de laboratoire vivant et de territoire rebelle. Car au fond, redonner vie à ces cépages interdits, c’est aussi revendiquer un droit fondamental : celui de faire du vin autrement, en liberté. D’ailleurs afin que les cépages interdits ne soient plus qu’un vague souvenir, l’IGP a mis en ligne un manifeste afin de recueillir suffisamment de signatures pour faire basculer la tendance en 2027 et faire reconnaître légitimement ces cépages historiques.

Pourquoi certains cépages ont été interdits en Cévennes ?

Il n’existe pas une loi unique qui interdit spécifiquement les cépages interdits dans les Cévennes, mais plutôt une série de décisions législatives et réglementaires prises entre les années 1930 et 1950 au niveau national, qui ont conduit à leur interdiction sur tout le territoire français. L’interdiction s’inscrit dans un cadre plus large de réglementation de la viticulture française à l’époque, notamment pour lutter contre la surproduction et encadrer la qualité des vins.

En 1934, une loi interdit la commercialisation des vins issus de six cépages hybrides producteurs directs : Clinton, Noah, Othello, Isabelle, Jacquez, Herbemont. Ces cépages, souvent d’origine américaine ou issus de croisements interspécifiques, étaient accusés de produire des vins de mauvaise qualité, au goût jugé « foxé », et d’avoir une teneur supposée trop élevée en méthanol, ce qui les aurait rendus dangereux pour la santé. Cependant, ces arguments ont depuis été remis en question par certains chercheurs et historiens du vin.

L’interdiction a été renforcée par le décret-loi du 30 octobre 1935, qui crée le Comité national des appellations d’origine (futur INAO), et qui marque le début d’un encadrement strict des cépages autorisés dans la production viticole française. Ce décret pose les bases d’une viticulture encadrée par des règles de qualité, excluant de fait les cépages considérés comme « non nobles ».

Les Cévennes, comme d’autres régions rurales et pauvres, ont été fortement touchées par cette interdiction, car ces cépages représentaient une solution accessible et adaptée à leur terroir difficile.



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