
Au début de votre nouveau roman El loco de Dios en el fin del mundo (« Le fou de Dieu au bout du monde »), vous racontez comment l’idée du livre vous est venue : vous recevez un appel du Vatican vous invitant à aller voir le pape avec d’autres « créateurs » à la Chapelle Sixtine. Deux semaines plus tard, au salon du livre de Turin, Lorenzo Fazzini, responsable de la Libreria Editrice Vaticana, vous propose d’accompagner le pape lors de son voyage en Mongolie et d’écrire un livre à ce sujet. Sans cette intervention et ces circonstances pour ainsi dire quasi-divines, auriez-vous eu l’idée d’écrire un livre comme celui-ci — sur le Vatican, sur le pape ?
Sur le Vatican et sur le pape, certainement pas.
Car pour écrire un tel livre, il faut pouvoir compter sur la collaboration, c’est-à-dire l’aide à la fois du Vatican et du pape. Ils doivent vous faciliter la tâche. Et cela ne m’aurait jamais traversé l’esprit pour une raison très simple : le Vatican et le pape n’avaient jamais facilité la publication d’un tel livre.
Il n’existe pas de livre similaire.
Je me sens privilégié d’avoir pu l’écrire. C’est impossible à faire si vous ne pouvez pas entrer au Vatican, parler aux personnes qui accompagnent le pape.
La seule question que je ne me suis pas posée au cours de ces deux années — et que je ne poserai pas ouvertement — c’est pourquoi ils m’ont choisi parmi tous les écrivains possibles.
Mais votre question est très pertinente car il est vrai qu’un questionnement me travaillait : que faire du christianisme qui a été déterminant pendant 2000 ans et qui est aujourd’hui en recul en Europe ?
Son centre s’est déplacé vers l’Amérique, l’Afrique, vers d’autres continents. L’Europe est un continent sécularisé, laïc. La plupart des Européens sont comme moi : laïques, anciens chrétiens culturellement parlant, mais athées ou agnostiques, au minimum. Ce sont des gens sans Dieu, comme le protagoniste du livre.
Qu’en est-il alors de la religion ? Et du Vatican ? Que faisons-nous de tout cela ? Telles sont les questions qui sous-tendent ce livre — et je pourrais me poser d’autres questions que je n’aurais jamais imaginé pouvoir me poser.
La réponse est donc non : je n’aurais jamais pensé écrire un livre comme celui-ci. Mais d’un autre côté, je me posais la question de savoir ce qu’il en était de la religion, de ce qu’on appelle la spiritualité — un mot que je n’aime pas trop.
Ma mère reverra-t-elle mon père après la mort, comme elle le dit ? Cette question, si élémentaire et si personnelle, est au fond le cœur du christianisme.
Javier Cercas
Tous vos romans partent généralement d’une question — et vous racontez souvent comment l’idée du livre vous est venue. Dans ce roman, il y a beaucoup de questions. Le chapitre 7 commence même par les mots « Plus de questions ». Avez-vous senti que vous aviez plus d’interrogations dans celui-ci en raison du thème, des circonstances ?
Ce livre est effectivement né de questions, surtout d’une question centrale qui se ramifie parfois en d’autres questions. Tous mes livres, comme vous l’avez très bien dit, ont une question centrale — un cœur. Et cette question, je ne la cherche pas ; elle surgit naturellement.
C’est ce que j’ai essayé d’expliquer dans Le Point aveugle : tous les romans qui me tiennent à cœur contiennent cette interrogation. Je pense à Cervantes, Kafka, Melville, et d’autres auteurs importants pour moi — et pour la tradition occidentale.
Dans ce livre, la question est très simple. Tous mes livres posent des questions très simples — qui sont en même temps très complexes. Ce sont les questions des enfants : pourquoi un soldat ne tue-t-il pas un soldat ennemi à un moment donné ? Pourquoi trois personnes dans une Assemblée ne se jettent-elles pas à terre alors que tout les y pousse ? Pourquoi un homme ment-il au sujet du crime le plus atroce de l’histoire de l’humanité ?
Et dans ce cas, c’est la question élémentaire, la question qu’un enfant poserait au pape : ma mère reverra-t-elle mon père après la mort, comme elle le dit ? Cette question, si élémentaire et si personnelle, est au fond le cœur du christianisme : la résurrection de la chair et la vie éternelle.
Mais vous avez raison, cette question centrale en ramifie beaucoup d’autres. C’est tout à fait vrai, plus que dans mes autres livres. Car le principal exercice que j’ai fait avant d’écrire ce livre — et le plus difficile — a été de me débarrasser de tous mes préjugés, négatifs ou positifs, sur l’Église et le christianisme. Et croyez-moi, c’est difficile. Surtout pour moi qui suis espagnol, viens d’un pays catholique, d’une famille très catholique, et qui ai reçu une éducation catholique.
J’ai plus de préjugés que presque tout le monde — et en grande majorité défavorables. L’exercice consistait donc à nettoyer mon regard et à arriver au Vatican pour poser des questions et essayer de comprendre. C’est, en fin de compte, la mission du romancier — et de quiconque tente d’utiliser son intelligence de la meilleure façon possible.
À la fin du chapitre 11, le lecteur se voit proposer une longue énumération de ce que sera le livre, un « livre différent, aussi extravagant que possible, un mélange de chronique, d’essai, de biographie et d’autobiographie, une expérience bizarre ». Un peu plus loin, il est dit que ce sera « un mélange de genres ». Comment qualifieriez-vous ce livre ?
Ce livre est beaucoup de choses, mais pour moi, c’est un roman, notamment parce que le narrateur connaît une certaine évolution.
Il est différent de ce que j’ai fait auparavant sur le fond, mais dans la forme, il s’apparente à beaucoup de mes livres, par exemple dans le sens où c’est un roman policier. Sur toutes ces questions qui convergent vers la question centrale, ce livre est organisé, comme tous mes livres et comme tous les livres qui me tiennent à cœur, comme s’il s’agissait d’un roman policier.
Tous mes romans sont policiers parce qu’au cœur de chacun d’eux se trouve une énigme — et quelqu’un qui tente de la résoudre. C’est l’essence même du roman policier. Et il y avait probablement encore plus de questions et d’énigmes dans ce livre, car le thème auquel je suis confronté dès la première question est énorme, gigantesque.
Ce livre compte 500 pages, mais il pourrait en compter beaucoup plus. Les questions étaient pratiquement infinies et j’aborde celles que je peux aborder — enfin, celles qui m’intéressaient vraiment.
Évidemment, ce livre relève de plusieurs genres : c’est en partie une chronique, en partie un essai — sur ce qui se passe aujourd’hui dans l’Église, en partie une biographie ou un essai biographique — sur le pape qui est au centre du livre, qui est au centre de l’Église, en partie l’autobiographie d’un Espagnol, d’un Européen ordinaire.
Le roman est le seul genre que je connaisse capable d’intégrer tous les autres genres — et de les transcender. C’est ainsi que Cervantes l’a inventé, comme un genre des genres, comme un banquet avec de nombreux plats, et c’est ainsi que j’essaie de le pratiquer.
Tous mes romans sont policiers parce qu’au cœur de chacun d’eux se trouve une énigme — et quelqu’un qui tente de la résoudre.
Javier Cercas
C’est un livre singulier à bien des égards, mais surtout parce que vous vous lancez dans un projet d’écriture qui est conditionné par la décision d’une autre personne, et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agit du pape : vous voulez que le pape François accepte de vous parler quelques minutes en tête-à-tête. Est-ce la première fois que vous vous lancez dans l’écriture d’un livre qui dépendait d’une décision arbitraire d’une autre personne et qui pouvait donc « n’avoir aucun sens », comme le dit le narrateur à un moment donné ?
Dans beaucoup de mes livres, comme vous l’avez bien dit tout à l’heure, j’explique le processus même de création du livre. Ce processus fait partie du récit, car je le trouve obligatoire et nécessaire.
C’est une très bonne question. Je ne sais pas si c’est la première fois que cela m’arrive. Cela m’est peut-être arrivé avec L’Imposteur : sans Enric Marco, je n’aurais jamais pu écrire ce livre. Lorsque j’écris des romans sans fiction, je dépends des décisions et des actions d’autres personnes. Avec les romans non fictionnels, on est confronté à des problèmes qui n’existent pas dans les romans fictionnels.
Voici une chose que je n’ai dit nulle part ailleurs ces jours-ci mais que je vous dis à vous : les romans sans fiction présentent des difficultés qui peuvent se transformer en avantages. Ce livre en est l’exemple. Quand on m’a proposé cette possibilité, la première chose à laquelle j’ai pensé, c’était que je voulais parler au pape, lui faire un entretien et aborder tous les sujets qui me venaient à l’esprit.
Mais dès que j’ai commencé à me plonger dans la bibliographie — qui est immense, dans la vie du pape, dans les biographies, dans les textes qu’il a écrits, etc., j’ai été surpris par le nombre d’entretiens que cet homme avait données. Les papes ne parlent pas généralement autant à la presse, ils n’écrivent pas d’autobiographies. Cela était complètement étranger à ce qu’est un pape — et cela en dit long sur lui.
Puis, à un moment donné, j’ai compris qu’il n’était pas intéressant de lui faire un autre entretien.
Lorsque je suis arrivé au Vatican pour la première fois et que j’y ai parlé avec les plus hauts responsables, ils m’ont demandé de quoi je voulais parler avec le pape. Je leur ai répondu : de la résurrection de la chair et de la vie éternelle.
Je veux lui demander si ma mère verra mon père après la mort.

Ils étaient tous perplexes et me disaient que personne ne lui avait jamais posé cette question. Je trouve cela étonnant, car si le pape est le pape, c’est parce qu’il a une autorité spirituelle. C’est pour cela que les gens l’écoutent, pas parce qu’il est un homme politique. Le pape n’a aucun pouvoir pour résoudre les multiples problèmes de l’Europe ou du monde.
Voici une chose que je n’ai dit nulle part ailleurs ces jours-ci mais que je vous dis à vous : les romans sans fiction présentent des difficultés qui peuvent se transformer en avantages.
Javier Cercas
Et vous racontez dans le livre qu’au début, le pape refuse de vous accorder quelques minutes en tête-à-tête.
À ce moment-là, le pape se remet d’une maladie et il ne lui semble pas très opportun que je lui parle. Mais ce qui était un inconvénient au début se transforme en avantage — je pense que le livre le transforme en avantage. Le livre devient encore plus un roman policier, une poursuite du fou sans Dieu à la recherche du fou de Dieu pour lui poser la question fondamentale. Mais je m’en rends compte au fur et à mesure que le livre avance.
Ces derniers jours, pendant cette promotion, je n’ai pas parlé de ces problèmes qui sont aussi des avantages que pose le roman sans fiction. Il vous oblige à faire des contorsions et des expériences très singulières que le roman avec de la fiction ne vous impose pas. C’est un terrain beaucoup plus difficile, en quelque sorte, beaucoup plus semé d’embûches.
Dans le cas du roman de fiction, nous sommes confrontés à une réalité chaotique : le monde n’a pas d’ordre.
It is a tale
Told by an idiot, full of sound and fury
Signifying nothing.
C’est le chaos absolu. Ce que fait la littérature, c’est donner un ordre à ce chaos. La fiction peut le faire. Comment ? En manipulant la réalité.
Au début d’Anna Karénine, lorsqu’elle arrive à Saint-Pétersbourg, un homme se jette sous un train. Le train le renverse — et le tue. À la fin du roman, Anna Karénine se jette sous le train et meurt écrasée par le train. Vous avez là une symétrie, un ordre créé dans le chaos par Tolstoï dans ses romans.
Dans les romans non fictionnels, vous ne pouvez pas faire cela, car vous ne pouvez rien inventer. C’est la première règle que vous vous imposez. Vous devez alors vous livrer à un exercice très étrange qui consiste à trouver un ordre dans le chaos. Pour cela, il faut être patient et très attentif, jusqu’à ce que soudain, la réalité semble prendre tout son sens.
Quand on lit la fin du roman, sans la raconter peut-être, on a l’impression que la réalité a fini par prendre tout son sens, n’est-ce pas ?
Bien sûr. De fait, je n’aurais pas pu inventer cette fin. C’est impossible. Si je l’avais inventée, vous me diriez que vous n’y croyiez pas. Et moi non plus, je n’y croirais pas. En réalité, il y a deux fins, mais la première fin, avant l’épilogue, est pour moi totalement surprenante. Je pense qu’Aristote l’aurait appréciée, car c’est le genre de fin qu’il aimait — inévitable et surprenante à la fois.
La deuxième fin est autre chose. Si j’étais croyant, je dirais que c’est un petit miracle. Mais c’est la réalité qui me l’a offerte ; je ne l’ai pas cherchée — et elle m’a été offerte au dernier moment.
Nous n’allons pas la raconter.
Mais il y a un exemple similaire dans un autre de mes livres : la fin d’Anatomie d’un instant. Ce livre parle d’Adolfo Suárez, le président et architecte de la transition espagnole, mais au fond, il parle de mon père.
Au Vatican les plus hauts responsables m’ont demandé de quoi je voulais parler avec le pape. Je leur ai répondu : de la résurrection de la chair et de la vie éternelle. Je veux lui demander si ma mère verra mon père après la mort.
Javier Cercas
C’est comme ce livre : il parle du pape — mais au fond, il parle de votre mère.
Absolument. Alors que je terminais les dernières pages d’Anatomie d’un instant, la dernière photo d’Adolfo Suárez est apparue, prise le jour où j’enterrais mon père.
Suárez n’avait pas été photographié depuis de nombreuses années car il souffrait d’Alzheimer. Il apparaît accompagné du roi. J’ai tout de suite su que c’était la fin du livre.
Les deux protagonistes se sont croisés un jour, à un moment donné. Là, la réalité m’a donné un ordre. Et dans le cas de ce nouveau livre, c’est encore pire — car l’ordre est encore plus étrange.
Un thème omniprésent dans le livre est celui de la folie. Étant donné votre relation avec Cervantes et le Quichotte, qui est également mentionné dans le livre, cela n’est pas surprenant. Lorenzo Fazzini qualifie à un moment donné le narrateur de « fou » et vous écrivez que le livre « allait parler d’un fou qui poursuit un autre fou jusqu’au bout du monde ». Le titre n’aurait-il pas pu être « Le fou de la littérature et le fou de Dieu » ou même « Les fous » ?
Oui, tout à fait. En fait, même si le personnage principal secret est ma mère, les deux personnages principaux sont le fou de Dieu et le fou sans Dieu. Le fou de Dieu a été presque la première chose qui m’est venue à l’esprit, ce titre.
Le pape François est le premier à bien des égards. C’est le premier pape jésuite, le premier pape latino-américain et aussi le premier pape à s’appeler François, comme François d’Assise. Et François d’Assise se surnommait lui-même « il folle di Dio », le fou de Dieu.
François est donc le fou de Dieu par excellence. Le livre est ensuite rempli de fous de Dieu — des missionnaires notamment. Au fond, ce sont tous ceux qui croient vraiment, ceux qui ont cette chose étrange qu’est la foi, cette croyance folle, extraordinaire, insensée, qu’il y a une autre vie, qu’après la mort il y a une autre vie, qu’après la mort vient la résurrection de la chair et la vie éternelle.
Le chrétien y croit. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est saint Paul — qui a inventé le christianisme.
D’un côté, il y a donc le fou de Dieu et, de l’autre, le fou sans Dieu. C’est-à-dire moi-même — ou plutôt une version ou une déclinaison de moi-même.
Une folie sans Dieu qui fait allusion à Nietzsche.
Bien sûr, Nietzsche est très présent dans ce livre parce qu’il a été très présent dans ma vie. Et le fou sans Dieu fait évidemment allusion au passage du Gai Savoir, qui a fait l’objet de nombreuses interprétations et qui est central dans notre vision des choses.
L’histoire est celle d’un fou qui sort dans la rue avec un lampadaire allumé en plein jour et qui parcourt les places, les marchés, les rues en criant « Dieu est mort et nous l’avons tué ». Les gens, qui ont oublié ou n’ont pas lu le passage, croient que le fou est heureux et euphorique parce que Dieu est mort — et parce que nous l’avons tué. Car nous nous serions débarrassés de Dieu.
Ce n’est pas vrai. Dans mon interprétation, Nietzsche est très ambigu, mais à mon avis, il est évident que le fou n’est pas heureux, qu’il est très triste et même complètement désespéré. Et c’est logique, car si Dieu n’existe pas, comme le dit Ivan Karamazov, tout est permis.
C’est pourquoi, au fur et à mesure que le livre avance, ce fou sans Dieu ressent une nostalgie de Dieu, une nostalgie d’un monde ordonné.
Le pape François est le fou de Dieu par excellence.
Javier Cercas
Il n’est pas étonnant qu’une grande partie de l’art, de la littérature, du cinéma du XXe siècle, si on le lit bien, pose clairement la question suivante : que faisons-nous maintenant que nous n’avons plus Dieu ? On peut bien sûr penser à Kafka, par exemple — qui est très important pour moi, à Bergman, à Heidegger.
Le Quichotte établit également un lien avec la folie, d’une manière peut-être encore plus complexe : Alonso Quijano meurt lorsqu’il cesse d’être Don Quichotte. Comment résoudre ce paradoxe — ou cette tension — avec cette fiction qui est justement la folie et qui, malgré tout, permet aussi de vivre d’une certaine manière ?
C’est très présent dans certains de mes livres. Dans L’Imposteur, par exemple. C’est une grande question. Dans le cas de ce roman, quelqu’un a dit qu’il pouvait être lu comme un éloge de la folie.
Ici, les vrais fous de Dieu sont ceux qui incarnent l’idéal chrétien pour Bergoglio et pour tous ceux qui les connaissent comme je les ai connus. Ce sont les missionnaires, c’est-à-dire des gens qui font des folies. Il faut évidemment être fou pour faire cela.
Chez ces missionnaires, il y a une acceptation radicale de leur vocation qui me rappelle l’acceptation radicale de la vocation que doit avoir tout écrivain. Un écrivain qui n’assume pas radicalement sa vocation, qui ne sacrifie pas tout pour elle, qui ne va pas au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau, comme le disait Baudelaire, n’est pas un véritable écrivain.
Il y a une similitude entre les deux. Et il faut aussi être un peu fou pour être écrivain. En tant que personne, j’essaie d’être raisonnable et poli, même lorsque j’écris des articles, des essais. Certains d’entre vous me considérez comme une personne sérieuse — mais je ne le suis pas, croyez-moi.
Je suis un fou refoulé.
Le narrateur dit à un moment donné qu’il est un « type dangereux ».
C’est mon cas, vraiment. Mais ensuite, je me réprime et j’essaie d’être raisonnable, car si je laissais libre cours à ma folie dans la vie quotidienne, je finirais par commettre des atrocités et je serais enfermé dans une prison, c’est presque certain. Mais je peux mettre ma folie dans mes livres. Et ce livre est le plus fou que j’aie écrit.
C’est le livre le plus dingue, mais aussi le plus drôle, probablement. Je dois dire qu’il y a toujours eu de l’ironie et de l’humour dans mes livres ; je ne conçois pas le roman sans humour ni ironie. Ce qui se passe, c’est que les thèmes très graves que j’ai parfois abordés, aussi importants que la guerre civile, ont fait que l’on me prend trop au sérieux. C’est curieux, je crois que Milan Kundera vivait la même chose. Les gens oubliaient que ses romans étaient essentiellement humoristiques, même s’ils traitaient de sujets fondamentaux. Il le disait, mais personne ne l’écoutait.
Je crois qu’il y a un humoriste dans tout romancier. S’il n’y a pas d’humoriste, ce n’est pas un bon romancier.
Kafka est censé être un écrivain sérieux — et il l’est, mais s’il est l’un des grands romanciers du XXe siècle, c’est parce qu’il est aussi un écrivain profondément humoristique. L’écrivain est celui qui sort de la norme. Mon ambition est d’écrire des livres extravagants, même si le lecteur ne le remarque pas nécessairement. C’est l’idéal. C’est Don Quichotte, le livre le plus étrange qui ait jamais été écrit. Pourtant, les gens le lisaient comme une chose sérieuse.
Certains d’entre vous me considérez comme une personne sérieuse — mais je ne le suis pas, croyez-moi. Je suis un fou refoulé.
Javier Cercas
Ce livre est d’ailleurs assez quichottesque. Il m’a parfois fait penser à Jacques le fataliste, avec ce narrateur qui répète sans cesse au lecteur et à tous ceux qu’il rencontre qu’il veut interroger le pape sur la vie après la mort — il le répète et est même prêt à aller jusqu’au bout du monde pour y parvenir. Est-ce le livre le plus quichottesque que vous ayez écrit jusqu’à présent ?
Je l’espère, et j’espère qu’il ressemble à Jacques le fataliste, qui est l’un des meilleurs romans que j’ai lus dans ma vie — et qui est, en effet, très quichottesque. C’est en grande partie grâce à ce livre de Diderot que le roman moderne existe. Il fait partie de ceux qui ont vraiment compris Cervantes ; car nous, les Espagnols, nous ne l’avons pas compris.
Cervantes est toujours présent pour moi. Il y a toujours la folie, le sens de l’humour, l’ironie pour comprendre que l’humour est la chose la plus sérieuse qui soit. C’est une attitude éthique. L’humour et l’ironie sont un instrument de connaissance ; toute forme de solennité est odieuse.
En effet, vous avez tout à fait raison, les mêmes thèmes reviennent, comme dans Jacques le fataliste. Mes romans précédents ont toujours fonctionné sur la base de leitmotivs. C’est peut-être plus évident dans ce cas-ci, car les mêmes thèmes sont abordés avec différents interlocuteurs. Mais mes romans ont toujours fonctionné ainsi, depuis le début, je ne sais pas pourquoi. Je pense que cela a un rapport avec la musique, avec le rock and roll, par exemple, qui est très présent dans ce livre. Cela a aussi un rapport avec Bach, qui est le premier grand rockeur.
L’un des leitmotivs du livre est tiré d’un aphorisme de Cioran, qui dit que toute religion est une croisade contre le sens de l’humour. Nous associons le christianisme, la religion, à la gravité. Nietzsche dit aux chrétiens : vos visages si tristes, si sévères, sont le principal argument contre vous ! Et j’ai découvert, à ma grande surprise, un pape qui revendique sérieusement et radicalement le sens de l’humour.
Il est capable de voir de l’ironie même dans la Bible, là où je n’en vois pas. À un moment donné dans le livre, je raconte que le pape dit à l’un de ses amis les plus intimes, Lucio Brunelli, que la chose la plus proche de la grâce divine est le sens de l’humour. C’est merveilleux, car en espagnol, une personne graciosa (drôle) est une personne qui a le sens de l’humour — et avoir de la gracia, c’est avoir le sens de l’humour. Voilà ce que j’ai découvert.
Et vous racontez que le pape aime beaucoup Chesterton.
Oui, absolument, c’est un grand admirateur de Chesterton, qui est l’un des plus grands humoristes de tous les temps. Kafka disait de Chesterton : « Il est si drôle qu’on dirait qu’il a vu Dieu ! »
J’ai eu beaucoup de surprises en écrivant ce livre. La Mongolie est un endroit très exotique, mais le Vatican l’est encore plus.
Mes romans précédents ont toujours fonctionné sur la base de leitmotivs. Cela a peut-être un rapport avec Bach, qui est le premier grand rockeur.
Javier Cercas
Le livre nous offre des réflexions sur l’ironie, mais il y a un élément assez innocent, presque enfantin dans cette interrogation qui anime le narrateur : dire à sa mère s’il y a une vie après la mort où elle retrouvera son mari. Il y a un très beau chapitre, le seizième, sur votre mère. Ce décalage entre le regard critique sur l’Église et cette belle volonté de satisfaire sa mère est-il volontaire ? C’est comme si le narrateur se comportait en écrivain face à la religion et en religieux face à sa mère.
Vous avez raison. Quand le narrateur parle de — ou avec — sa mère, il a un ton presque enfantin. Il se comporte comme un fils.
Quand il s’agit de l’Église, ce que j’ai surtout essayé de faire, comme dans tous mes livres, c’est de comprendre. Il y a une phrase en français que tout le monde connaît : « comprendre, c’est pardonner ». Je suis totalement en désaccord, je pense que c’est une grande erreur.
Comprendre, ce n’est pas justifier, ni pardonner. Au contraire, comprendre, c’est se donner les moyens de ne plus commettre les mêmes erreurs. On ne peut combattre un terroriste, par exemple, que si on le comprend.
C’est pourquoi, à contre-courant de notre époque — mais je sais que j’ai raison, je défends et défendrai toujours l’utilité de la littérature. Je pense qu’il y a un grand malentendu sur l’utilité de la littérature qui découle d’une mauvaise interprétation des grands écrivains modernes, tels que Flaubert ou Oscar Wilde, qui n’ont jamais parlé sérieusement de l’inutilité de la littérature. C’était une forme de sarcasme, une attaque contre l’utilitarisme rampant de leur époque. Mais bien sûr, la littérature est utile, à condition qu’elle ne se propose pas de l’être. Si elle se propose d’être utile, elle devient propagande ou pédagogie ; elle cesse d’être littérature — et cesse d’être utile.
La littérature est extrêmement utile notamment parce qu’elle nous permet de comprendre la réalité. La littérature est plaisir et connaissance. C’est évident, nous le savons depuis Horace.
Et il est vrai que cela crée cette étrange combinaison dont vous parlez avec l’innocence de la question centrale. Innocence parce que c’est élémentaire, parce que c’est la question d’un enfant.
Pour moi, les questions les plus importantes sont celles que se posent les enfants. Je l’ai découvert sur le tard, mais c’est ainsi. Ce mélange d’innocence est nécessaire pour comprendre. Cette innocence est celle du regard neuf.
Comment est-il possible que le pape ait donné des centaines d’interviews et qu’on ne lui ait jamais posé la question essentielle ? C’est une observation d’enfant.
La Mongolie est un endroit très exotique, mais le Vatican l’est encore plus.
Javier Cercas
Mais le regard critique n’est jamais très loin.
Oui, d’un autre côté, il y a un regard critique — mais pas celui d’un juge. Les écrivains ne sont pas là pour juger.
Je ne vais pas au Vatican pour dire ce qui est bien ou mal. Cela n’empêche pas que lorsque le fou sans Dieu entend quelque chose qui lui semble étrange, il le dise.
Mais l’attitude du narrateur, c’est-à-dire du fou sans Dieu, est plus interrogative : il cherche à comprendre plutôt qu’à juger. Comme dans tous les romans, c’est ensuite le lecteur qui tire ses propres conclusions. En fin de compte, dans tous les livres qui en valent vraiment la peine, c’est le lecteur qui a le dernier mot.
Il y a un excellent passage sur la périphérie au début du livre, sur son importance et, d’une certaine manière, son relativisme. Diriez-vous que le fait que le pape François vous ait choisi pour écrire ce livre est une nouvelle confirmation de l’importance qu’il accorde à la périphérie ? Peut-on dire que vous faites partie de la périphérie de l’Église,voire de son territoire le plus reculé, plus encore que la Mongolie — dans ce « bout du monde » du titre qui est aussi « la fin du monde » ?
Je ne sais pas si je suis plus reculé que la Mongolie, mais je pense que ce que vous dites est exact. Je n’ai pas demandé pourquoi on m’avait choisi — et je ne compte pas le demander, cela ne m’intéresse pas. Le privilège qui m’a été accordé me suffit.
Je suis une personne ordinaire. Quelqu’un qui connaît les clefs du christianisme parce que j’ai été éduqué dans cette religion, parce que je suis espagnol, parce que je suis européen. Mais, effectivement, je suis une personne qui se trouve en périphérie, qui a abandonné, qui n’est plus croyante.
Le pape insiste sur la périphérie — sociale et géographique — que sont les exclus, les pauvres, ceux qui n’ont nulle part où mourir. Il pense que c’est là, au bout du monde, que se trouve l’énergie qui peut renouveler le christianisme. Mais aussi, comme vous le dites, à la périphérie, disons, idéologique — à la périphérie religieuse.
D’où son intérêt pour le dialogue avec tous, même avec les athées. Au fond, Bergoglio est un révolutionnaire dans l’Église — c’est un fils du Vatican II qui prêche le retour à l’Église primitive.
Je raconte dans le livre que je me rends d’abord au Vatican parce que le pape invite une série de créateurs du monde entier à un événement qui se répète depuis Paul VI, qui a inauguré cette tradition de s’adresser une fois, pendant son pontificat, aux artistes car la culture et l’Église devaient faire la paix, avait-il dit. Je pense que Bergoglio va sans aucun doute dans le même sens. D’où son intérêt pour un regard périphérique sur l’Église.

Pourquoi le narrateur dit-il à ce moment-là qu’il a été surpris par l’analogie que fait le pape lors de cette cérémonie que vous évoquez « entre l’artiste et le Créateur » qui font en partie la même chose, c’est-à-dire créer ?
Venant d’un pape, c’est surprenant. Le créateur est le Tout-Puissant, l’artiste n’est qu’un homme. Il est vrai qu’il y a une analogie dans le sens où le Tout-Puissant, du point de vue de l’Église, crée le monde, et le romancier, par exemple, crée également un monde et, dans ce monde, crée ses créatures. Comme le disait Flaubert, le narrateur dans l’œuvre est présent partout et visible nulle part — finalement comme Dieu dans la nature.
Mais si l’auteur fait bien son travail de création d’un monde et de ses créatures, il octroie à ces dernières une autonomie.
Il est évident que dans la deuxième partie de Don Quichotte, Cervantes ne gouverne plus ses personnages, ils ont une sorte de libre arbitre — et ce sont plutôt eux qui le contrôlent. Et tout romancier sait que si son monde fonctionne, ce n’est pas que les personnages font ce qu’ils veulent, mais qu’ils demandent à faire des choses, car une logique autonome a été créée.
En moi-même, différents écrivains apparaissent — qui sont toujours moi — mais qui écrivent des choses différentes.
Javier Cercas
En poursuivant sur le parallèle entre littérature et religion, le narrateur réfléchit à un moment donné à la nécessité de la religion et d’un dieu pour satisfaire le désir d’immortalité de l’homme. N’est-ce pas aussi, d’une certaine manière, ce que recherche l’écrivain à travers ses œuvres ?
Beaucoup l’ont pensé. Je pense notamment à Unamuno.
Je crois que la littérature est un combat contre la mort. Je me souviens de la nécrologie que Faulkner a écrite sur Camus, dans laquelle il disait que ce que fait l’écrivain c’est laisser dans le monde, une fois mort, quelque chose qui n’existait pas avant lui. Oui, c’est une forme d’immortalité.
Mais je ne dirais pas que j’écris pour atteindre l’immortalité. Je ne peux répondre qu’une chose avec certitude : dans mon cas, j’ai remplacé la religion par la littérature. À 14 ans, la littérature a été pour moi un substitut à la foi. J’ai perdu la foi à cause de — ou grâce à — la littérature. Et à partir de ce moment-là, la littérature est peut-être devenue ma religion. Une étrange religion faite d’humour et d’autocritique.
Je lutte contre l’angoisse. J’écris pour combattre l’angoisse. L’écriture est ce qui m’en libère.
Et qu’est-ce que l’angoisse ? C’est la peur. La peur de quoi ? La peur de la mort…
Vous avez dit que c’est le « livre le plus fou » que vous ayez écrit. Avez-vous d’autres idées de livres que vous aimeriez écrire, des thèmes que vous aimeriez explorer — peut-être encore plus fous ?
On verra jusqu’où va ma folie. En vérité, j’ai beaucoup de choses.
C’est surprenant. Je viens d’avoir 63 ans et j’ai beaucoup de livres en cours d’écriture, très différents les uns des autres — et certains bien plus fous que ce que je pouvais imaginer.
Certains sont presque terminés, d’autres sont à moitié écrits, certains ne seront peut-être jamais publiés.
Vous écrivez plusieurs livres à la fois ?
Écrire est toujours une aventure. Normalement non, mais j’ai écrit un livre en même temps qu’un autre. Cela ne m’était jamais arrivé auparavant.
Le fait est qu’ils sont de genres différents, ce sont des choses différentes qui semblent provenir d’écrivains différents. En moi-même, différents écrivains apparaissent — qui sont toujours moi — mais qui écrivent des choses différentes.
Je ne vous en dirai pas plus — car c’est un peu un secret !