
La mort de François pourrait marquer la fin d’un cycle et d’une confrontation explicite entre le Saint-Siège et Mar-a-Lago : ce moment pourrait-il ouvrir la voie à la construction d’un nouveau front transatlantique — une option néo-carolingienne —, uni par un programme idéologique renouvelé ? Si tel est le cas, sur quoi devrait-il être fondé ?
L’élection d’un nouveau pape ne s’inscrit pas dans les catégories idéologiques ordinaires.
Le pontife romain gouverne l’Église universelle, qui s’est forgée au cours des temps modernes une voix morale et théologique distincte, élément essentiel de la civilisation occidentale, mais pertinent pour l’ensemble du monde chrétien.
Or au cours des dernières décennies, l’Église romaine a cherché à changer son discours. Elle a mis l’accent sur les points communs entre le christianisme et des « engagements mondiaux » comme ceux pris dans les documents officiels des Nations unies.
En Occident, il est clair que le christianisme doit retrouver sa voix, une voix qui lui soit propre — et mettre l’accent sur l’importance des communautés nationales et des valeurs traditionnelles plutôt que d’essayer de s’adapter à un ordre politique libéral qui est en train de se désintégrer. Mais la manière dont l’Église choisit d’aborder ces phénomènes dépend en fin de compte de critères qui dépassent largement ceux de la politique étrangère.
Trump est à Rome aujourd’hui pour assister aux funérailles du pape. Pensez-vous que la Maison Blanche ait la volonté et la capacité d’influencer l’issue du conclave ? Le cardinal hongrois Péter Erdő est-il le candidat commun de Viktor Orbán et de la Maison Blanche ?
L’élection d’un nouveau pape se déroule à l’abri de toute ingérence extérieure.
Bien sûr, comme dans tout scénario « politique » — si l’on peut l’appeler ainsi —, il existe des groupes et des alignements qui se feront ressentir. Mais lorsqu’il s’agit de l’élection d’un pape, les idéologies politiques n’ont pas beaucoup d’influence. Il est plutôt temps de réfléchir à la manière dont l’Église catholique veut témoigner de ses engagements fondamentaux en cette période de divisions croissantes, où les forces géopolitiques mondiales sont en mutation et où les attentes des dernières décennies ne sont plus d’actualité.
Il est essentiel que les États-Unis retrouvent la rationalité politique chrétienne fondamentale.
Gladden Pappin
Ce dernier point revêt une importance croissante : aucune institution ne peut se contenter de répéter les discours des dernières décennies — pas même l’Église. Les attentes libérales mondiales des années 1990 ne sont plus d’actualité, et il est clair que les nations doivent revenir à leurs atouts naturels pour être plus compétitives dans le contexte actuel.
Espérez-vous que les forces en présence au sein du conclave convergent vers l’élection d’un pape plus conservateur ? Quel rôle l’Église devrait-elle jouer dans les reconfigurations idéologiques et civilisationnelles à venir ?
L’Église catholique n’est pas une force « idéologique » : elle témoigne de l’importance de sa mission à travers le temps.
La perception de la politique du pape selon les normes habituelles peut être trompeuse.
L’Église orthodoxe russe et les évangéliques peuvent-ils jouer un rôle ?
La civilisation occidentale a besoin de la force que lui apporte le christianisme, et le contexte actuel offre de nombreuses opportunités à cet égard.
J. D. Vance est un converti au catholicisme : a-t-il une théologie politique ?
Les États-Unis sont en train de retrouver une orientation politique plus naturelle pour eux— après des décennies où leurs propres intérêts ont été subordonnés aux « valeurs mondiales » des institutions internationales.
Dans ce contexte, il est essentiel que les États-Unis retrouvent la rationalité politique chrétienne fondamentale qui est au cœur de leurs institutions.
La conversion du vice-président Vance est venue de son cœur et n’a pas pour but de promouvoir une nouvelle théologie politique.
Cela étant dit, il est clair que les États-Unis traversent une période où il est de plus en plus important de parler ouvertement, publiquement de sa foi chrétienne — et sur cela que J. D. Vance insiste.
Depuis 2023, vous êtes le directeur du Hungarian Institute for International Affairs, un think tank basé à Budapest et financé par le gouvernement hongrois. Qu’est-ce qui vous a conduit à ce poste ?
Pour vous répondre, je dois recontextualiser et revenir à la victoire de Donald Trump pour la première fois, en 2016.
À l’époque, un petit cercle d’intellectuels s’était formé autour de lui — dont j’ai eu la chance de faire partie. Nous étions convaincus que Trump allait redéfinir en profondeur la nature de la relation transatlantique.
La pensée dominante consistait alors à rejeter Trump et les phénomènes politiques connexes — comme le mouvement politique autour du Premier ministre hongrois Viktor Orbán — comme « exceptionnels ». Des parenthèses par rapport à une norme qui, selon leurs détracteurs, fonctionnait bien.
Les analystes politiques ont désigné le mouvement trumpiste et le gouvernement Orbán comme des formes de politique populiste autoritaire, avant tout motivées par la personnalité des dirigeants. Or ce qui m’a d’emblée intéressé dans la première administration Trump, c’est qu’elle répondait à des bouleversements du système économique et politique qui n’étaient pas pris en compte par les autres candidats.
Cela a-t-il été un point commun décisif dans le rapprochement entre les partisans de Trump et ceux d’Orban ?
Pendant longtemps, les conservateurs américains et européens n’avaient pas grand-chose à se dire.
Le conservatisme américain était néolibéral dans son approche économique et néoconservateur s’agissant de la politique étrangère.
Le conservatisme européen était quant à lui focalisé sur l’État-nation.
Pendant longtemps, les conservateurs américains et européens n’avaient pas grand-chose à se dire.
Gladden Pappin
Au moment de l’élection de Trump, j’ai eu l’intuition qu’il y avait là une opportunité de dialogue qui n’avait pas encore été exploitée.
Je me suis donc rendu en Hongrie, d’abord comme simple visiteur. Peu à peu, j’ai eu l’occasion de fréquenter les sphères décisionnelles de la politique étrangère hongroise. C’était au printemps 2023 : il était déjà assez clair que l’ordre mondial commençait à subir un bouleversement majeur. Intellectuellement, il était très excitant d’être un conservateur américain en Europe à ce moment-là.
Vous tentez aujourd’hui de structurer le dialogue entre les milieux intellectuels conservateurs hongrois et américain. Dans quelle mesure pensez-vous que l’orbanisme est devenu un modèle pour le conservatisme américain actuel et pour la politique de l’administration Trump ?
Les médias mainstream ont selon moi développé une interprétation trop simpliste de ce phénomène.
Je pense notamment à l’article d’Anne Applebaum, publié récemment dans The Atlantic , dans lequel elle affirme que les Républicains américains tentent de mettre en œuvre le modèle d’Orbán — qu’elle décrit, en gros, comme une prise de contrôle massive des institutions étatiques par des dirigeants populistes avides de pouvoir.
Il me semble plutôt que nous entrons dans une ère politique où l’expérience, ainsi que l’histoire économique, sociale et politique des nations reviennent au premier plan. Certes, il existe une parenté stratégique entre l’approche de l’administration Trump et celle du gouvernement hongrois. Mais fondamentalement, ce sont deux pays différents, qui réagissent à des circonstances différentes.
Dans les années 1990, après le changement de régime, la Hongrie a connu la perte d’une grande part de ses actifs publics, balayés par l’arrivée de la finance occidentale. À la même époque, les États-Unis subissaient les conséquences du processus de mondialisation, voyant leur industrie manufacturière délocalisée en Chine. Ce ne sont certes pas les mêmes phénomènes, mais dans une certaine mesure, ils se font écho.
Les deux pays ont pu développer des approches parallèles — portées par une force puissante. Il ne s’agit pas simplement d’une exception, mais bien de la réponse à une véritable dislocation économique, politique et sociale qui touche actuellement les pays occidentaux.
Il existe une parenté stratégique entre l’approche de l’administration Trump et celle du gouvernement hongrois.
Gladden Pappin
Diriez-vous que votre rôle a été d’amplifier, de donner une résonance — de manière proactive — à ce que vous nommez un « écho » ?
La gauche libérale s’est toujours caractérisée par sa dimension internationale : son langage est mondialement accessible ; elle s’est saisie des concepts de « droits de l’Homme » ou d’« égalité » afin de les diffuser partout dans le monde exactement de la même manière.
Au contraire, la droite, ou les partisans du national-conservatisme ont toujours été plus réticents à communiquer entre eux.
Nous assistons aujourd’hui à la prise de conscience, chez les conservateurs de nombreux pays, qu’ils luttent tous contre des phénomènes similaires.
Ils ont eu l’occasion de comparer leurs expériences, et de constater que les enjeux auxquels ils étaient confrontés localement étaient fondamentalement les mêmes.
Qu’est-ce qui explique, selon vous, cette « prise de conscience » de la droite ?
L’évolution du conservatisme américain a joué un rôle fondamental dans ce rapprochement.
Autrefois, lorsque le conservatisme américain était très libertarien et prônait le « laissez-faire », il n’était pas évident d’établir un dialogue avec la tradition conservatrice européenne — un certain conservatisme social européen s’est toujours concentré davantage sur les politiques de soutien aux familles. Ce système était mis en œuvre de différentes manières, par différents pays européens — certains étant plus sociaux-démocrates, d’autres plus conservateurs sur le plan social — mais il différait de l’approche de leurs homologues américains.
Mais la nature du conservatisme américain a beaucoup changé — par exemple en s’ouvrant au débat sur la politique familiale hongroise. C’est à l’occasion du débat sur la politique familiale que les échanges entre conservateurs ont commencé à prendre une dimension internationale croissante. Les conférences « NatCon » , lancées il y a un peu plus de cinq ans, ont encouragé cette évolution. Même à cette époque, il n’y avait encore pas beaucoup de coordination ni d’échanges entre les conservateurs des deux côtés de l’Atlantique.
Selon vous, comment se structure aujourd’hui le débat entre conservateurs de part et d’autre de l’Atlantique ?
Auparavant, les discussions internationales ne pouvaient avoir lieu que dans un seul cadre de pensée : l’internationalisme libéral.
Aujourd’hui, alors que la nouvelle administration Trump impose de nouvelles conditions aux échanges internationaux — en particulier à travers sa politique commerciale — comment pourrait-on se tourner vers autre chose que des discussions focalisées sur l’intérêt national ?
Ces nouvelles formes d’échanges intellectuels, revitalisées, bénéficient donc clairement de la nouvelle donne politique.
Le conservatisme américain a beaucoup changé. C’est à l’occasion du débat sur la politique familiale que les échanges entre conservateurs ont commencé à prendre une dimension internationale croissante.
Gladden Pappin
Au-delà d’Orban, Giorgia Meloni entend jouer un rôle clef dans ce processus — elle s’est rendue à Washington avant de recevoir J. D. Vance à Rome quelques jours plus tard. Comment avez-vous interprété sa visite à Washington ?
L’Italie est extrêmement importante au sein de l’Union européenne, dont elle est l’un des membres fondateurs.
En formant une coalition de centre-droit qui gouverne de manière stable depuis maintenant deux ans et demi, Giorgia Meloni a accompli quelque chose d’extraordinaire dans l’histoire de la politique italienne moderne. Il s’agit là d’une véritable prouesse. Elle a aussi adopté une approche mesurée et très stratégique de sa présence sur la scène européenne. Je pense que cela lui a donné de la crédibilité des deux côtés de l’Atlantique.
Cependant, l’administration Trump n’en est encore qu’à ses débuts.
Je ne peux donc pas me prononcer sur la manière dont l’administration se comportera avec les différents dirigeants européens — en particulier à un moment où les intérêts nationaux des acteurs conservateurs, des deux côtés de l’Atlantique, pourraient se traduire différemment en matière de politique commerciale. Cela témoigne également de la priorité accordée par Meloni à certaines questions au cours des dernières années — elle s’est exprimée sans détours sur le défi migratoire auquel l’Europe est confrontée — concernant la réaffirmation des identités traditionnelles de l’Occident et de l’Europe. Elle s’est donc toujours intéressée aux sources de la force sociale et politique des pays européens.
Est-elle selon vous un partenaire fiable pour l’administration Trump ?
Compte tenu de la situation toujours fragile de la politique italienne, je pense que Giorgia Meloni s’est révélée être une tacticienne assez habile.
L’histoire de son rôle dans les relations transatlantiques reste toutefois encore à écrire.
Orbán et Meloni ont des positionnements différents vis-à-vis des États-Unis sur une série de sujets — de la guerre en Ukraine aux droits de douane en passant par la Chine. Du point de vue de l’administration américaine, lequel des deux aurait la « bonne approche » ?
Je ne pense pas que ce soit la bonne façon d’aborder la question.
Je ne fais bien sûr pas partie de l’administration Trump — et ne sais donc pas comment ses membres voient les choses. Mais je pense que nous devrions repartir du fait que, sous l’administration Biden, la Commission européenne était le principal levier utilisé par les États-Unis pour traiter de la politique européenne. La Commission von der Leyen a globalement suivi la ligne de l’administration Biden sur tous les sujets, y compris s’agissant de la guerre en Ukraine. Il n’est donc pas facile aujourd’hui, pour les Américains, de comprendre quelle est vraiment la position européenne.
Les droits de douane s’appliquent à l’Union dans son ensemble. Il me semble donc clair que si la Commission actuelle ne répond pas à l’administration Trump de la même manière qu’elle l’a fait avec l’administration Biden, elle ne sera pas un partenaire naturel et évident. Il faut donc désormais se tourner vers les 27 et réfléchir à la manière d’établir des relations avec les différents pays à divers égards, ainsi qu’avec l’ensemble du bloc.
Giorgia Meloni s’est révélée être une tacticienne assez habile. L’histoire de son rôle dans les relations transatlantiques reste toutefois encore à écrire.
Gladden Pappin
Les relations politiques personnelles que le président Trump entretient avec les dirigeants européens, notamment le Premier ministre Orbán et, bien sûr, la Présidente du Conseil Meloni, façonneront la manière dont l’Europe sera perçue par les Américains. Cela pourrait être bénéfique pour la relation transatlantique dans la mesure où, lorsque l’on considère l’Europe comme un ensemble de nations, on constate soudainement que les pays présentent des caractéristiques différentes. Il est indéniable que lorsque l’on considère l’Europe comme un ensemble de nations, on constate soudainement un ensemble de caractéristiques différentes : elles ont des relations commerciales différentes, sans partenariat parallèle ; elles ont des points de vue géopolitiques différents ; elles ont des systèmes monétaires différents ; elles ont des niveaux de stabilité politique différents. Tout dépend vraiment des critères retenus par l’administration Trump et de la manière dont elle traitera chacun d’entre eux.
La Commission n’est donc pas un interlocuteur pertinent pour Trump ?
Au lieu de considérer la Commission européenne comme l’unique interlocuteur, il faut voir l’ensemble des problématiques bilatérales qui existent entre les États-Unis et de nombreux pays européens — et les rôles que différentes régions et différents dirigeants joueront dans le cadre de cette reconfiguration.
Pour l’instant, les droits de douane représentent l’enjeu principal. C’est un sujet sur lequel seules les autorités de l’Union européenne ont un pouvoir de négociation direct.
Mais dans l’approche de Trump, il y a clairement une marge de manœuvre pour mettre en place des échanges avec des partenaires européens de confiance.
À plusieurs reprises, vous avez appelé l’Europe à « embrasser la multipolarité » — ce qui fait également écho aux déclarations de Marco Rubio. Vous suggérez même que les Européens devraient envisager d’étendre leurs relations avec la Chine, sur le modèle de ce que fait la Hongrie. Est-ce un élément de langage ou pensez-vous que l’administration Trump souhaite sincèrement à l’Europe les moyens d’agir de manière autonome dans un monde multipolaire — Scott Bessent ayant récemment déclaré, à l’attention des Européens, que traiter avec la Chine reviendrait à « se trancher la gorge » ?
Dans sa première interview après sa nomination au poste de secrétaire d’État, Marco Rubio a déclaré que le monde était désormais multipolaire.
Au lieu de considérer la Commission européenne comme l’unique interlocuteur, il faut voir l’ensemble des problématiques bilatérales qui existent entre les États-Unis et de nombreux pays européens.
Gladden Pappin
Cette déclaration, telle que je la comprends, signifie que les acteurs de ce monde devront mieux définir leur place et devenir plus compétitifs. Les États-Unis entretiennent des relations étroites et de longue date avec les pays européens, dont ils assurent la sécurité depuis longtemps. Après l’investiture de Trump, l’explication à laquelle la plupart des commentateurs ont eu recours — sans doute un peu par réflexe — a été de dire que la nouvelle administration américaine était purement transactionnelle et axée sur ses intérêts — et qu’elle aurait rejeté les valeurs et la vision commune qui motivaient auparavant les relations transatlantiques.
Lors de la conférence sur la sécurité de Munich, le vice-président J.D. Vance a déclaré que les dirigeants européens avaient, ces dernières années, abandonné ou trahi leurs valeurs. En réprimant la liberté d’expression politique, ou en prenant des décisions concernant l’immigration massive en Europe, ils auraient sacrifié une partie de l’essence même de la civilisation européenne ou occidentale. J. D. Vance a par ailleurs désigné l’Europe comme le lieu où sont nées les valeurs ayant, à bien des égards, inspiré la fondation des États-Unis et l’expérience américaine.
L’administration Trump continue donc de considérer l’Europe comme un partenaire civilisationnel essentiel.
Lors du conflit entre la Russie et l’Ukraine ces dernières années, les puissances européennes ont pris des décisions qui n’étaient sans doute pas dans leur intérêt propre. Les sanctions qu’elles ont imposées dans l’espoir de mettre la Russie à genoux — ce qui était bien sûr une motivation légitime — n’ont jamais été évaluées en fonction des conséquences qu’elles avaient sur l’économie européenne : la hausse des prix de l’énergie et le déclin industriel qui s’en est suivi n’ont jamais été débattus.
Nous sommes donc confrontés à un problème majeur : il n’y a pas de volonté d’engager une discussion stratégique en Europe. Il n’y a aucune tentative pour essayer de présenter objectivement la situation du continent européen. Il n’existe pas non plus de système pour évaluer les décisions, ou comparer les résultats aux intentions qui les ont motivées.
La situation de l’Europe est différente de celle des États-Unis. L’Europe a une expérience différente de la mondialisation. Elle a une perception différente de la Russie — qui est son voisin direct — et des conséquences de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Elle a même des relations commerciales différentes avec la Chine.
Or les puissances européennes ne semblent pas habituées à prendre en compte leur contexte interne, à énoncer leurs objectifs stratégique à moyen-terme et à formuler leurs politiques en fonction.
Les États-Unis de Trump ont-ils au contraire une doctrine claire ?
Je le pense. L’administration américaine actuelle a une perception très claire de ses priorités stratégiques et réévalue sa présence mondiale et ses activités dans d’autres régions du monde.
Nous sommes ainsi au début d’un processus qui a été mis en place par le réveil stratégique opéré aux États-Unis : nous faisons désormais nos intérêts en premier. L’Union et ses États membres seront-ils capables de trouver leur voie dans cet environnement en rapide évolution ? La question reste ouverte.
Je note que les Européens ne semblent pas très confiants dans leurs réponses. Assiste-t-on vraiment au début de l’extension du parapluie nucléaire français à l’Europe de l’Est, ainsi que du lancement d’un programme d’armement nucléaire allemand ou polonais — ou s’agit-il purement de communication ? Il est difficile, au vu des réactions suscitées par l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, de conclure à l’existence d’une ligne de pensée cohérente et sérieuse, partagée par tous les pays européens, qui leur permettrait de définir leur place dans le nouvel ordre mondial. Le développement de l’armement en Europe ira-t-il de pair avec une coopération stratégique avec l’administration Trump ? Ou visera-t-il une autonomie stratégique orientée vers la poursuite de la guerre entre la Russie et l’Ukraine ?
Vu de Washington, le fait que nous ne sachions pas répondre à ces questions est un problème.
L’administration Trump continue de considérer l’Europe comme un partenaire civilisationnel essentiel.
Gladden Pappin
Ne pensez-vous qu’il y ait une contradiction entre le prétendu message « civilisationnel » envoyé par l’administration et une attitude clairement antagoniste — pour ne pas dire carrément hostile et agressive — vis-à-vis de l’Europe ?
Du point de vue de la théorie universitaire des relations internationales, il existe toujours une tension entre les approches idéaliste et réaliste.
Mais l’approche schématique de la géopolitique fondée sur les relations internationales n’a qu’une influence limitée sur la réalité.
J’aimerais revenir sur une remarque faite par J. D. Vance dans son discours de Munich. Il déclarait : lorsque nous parlons de « l’Europe qui protège », il faut avant tout se demander quel est ce que nous voulons protéger. Il sous-entendait, je pense, que ce terme a été utilisé à tout va dans les débats internationaux pour justifier n’importe quelle politique.
Dans le même temps, du point de vue de l’administration Trump et de la doctrine national-conservatrice qui la sous-tend, certaines décisions ont été prises — notamment en matière de migration — qui ont fondamentalement contredit l’impératif d’une « Europe qui protège ». Il est assez surréaliste de constater qu’aujourd’hui, les pays européens se sont eux-mêmes fabriqué un énorme problème avec leurs politiques migratoires, mais qu’ils évitent d’aborder le sujet. S’agissant de la Hongrie, ils sont même prêts à condamner le pays à une amende d’un million d’euros par jour pour ne pas accepter la redistribution des migrants au sein de l’Union européenne !
Il s’agit d’une claire tentative pour les États-Unis d’influencer la politique européenne : une réminiscence des changements de régime.
L’administration Trump fait preuve de ce que je qualifierais « d’amour vache » (tough love) à l’égard de l’Europe.
Nous voulons que les pays européens soient en sécurité parce que nous faisons partie d’une civilisation commune : tant que ces pays ne prendront pas conscience de cela, ou de ce qu’ils ont à « protéger », ils ne parviendront pas à prendre des décisions rationnelles. C’est ainsi que je vois le lien entre ces deux questions — la proximité civilisationnelle d’une part, l’approche réaliste d’autre part.
Le vice-président des États-Unis a déclaré que si les États-Unis veulent que l’Europe prenne mieux en charge sa propre sécurité, ils devront au moins favoriser un débat public plus large sur la question de savoir ce qui est à protéger. C’est dans cette optique que la liberté d’expression apparaît si importante pour la nouvelle administration. Si l’on ne peut pas débattre publiquement des questions politiques les plus importantes, est-il vraisemblable que les décisions prises ensuite soient rationnelles et efficaces ?
On a l’impression que cette stratégie de l’« amour vache », comme vous dites, cache une proposition politique bien réelle. Iriez-vous jusqu’à dire que, dans le cadre des négociations sur les droits de douane par exemple, les pays qui adopteraient des politiques plus proches des priorités américaines en matière de liberté d’expression et d’immigration pourraient espérer être en quelque sorte « récompensés » ?
Le président Trump est un négociateur. Lorsqu’il négocie, il reste très imprévisible. Mais il est clair que les États-Unis sont en train de procéder à une sorte de révision stratégique générale. Ils évaluent les conditions réelles dans lesquelles se trouve le monde ; ils comparent les différentes options politiques, les leviers et les outils qui ont été déployés ; puis ils déterminent ce qui mérite d’être poursuivi — et ce qui ne le mérite pas.
Cela s’est concrétisée par le démantèlement d’USAID par exemple. On pouvait considérer USAID comme une sorte de technologie ou d’outil de politique étrangère, né de certains engagements fondamentaux formulés d’une manière spécifique. La nouvelle administration Trump a posé une question simple : « quand est-ce qu’USAID a été réévalué pour la dernière fois ? » Nous avons la conviction fondamentale que la politique étrangère américaine a souvent été erronée ou a conduit à de mauvaises conclusions au fil des ans. Pourquoi devrions-nous donc supposer que chaque élément de cette politique doit être maintenu tel quel ? Je pense donc que ce à quoi nous assistons actuellement est une révision et une réévaluation : quels sont les outils, quelles sont les forces, quels sont les domaines prioritaires ? L’administration a agi en conséquence.
L’administration Trump fait preuve de ce que je qualifierais « d’amour vache » à l’égard de l’Europe.
Gladden Pappin
C’était la version d’America First exprimée par Marco Rubio devant le Sénat…
Oui, et au plan géopolitique, cela se traduit par le fait que l’hémisphère occidental est plus clairement une priorité. Car pendant que les États-Unis ont longtemps porté leur attention ailleurs, la présence chinoise en Amérique latine s’est fortement accrue. Notre frontière sud est grande ouverte et continuons d’envoyer des milliards de dollars pour une guerre lointaine.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la politique américaine vis-à-vis de l’Europe.
Le monde dans son ensemble est arrivé à un point où les outils et les éléments du système international libéral sont remis en question par de nombreux acteurs, y compris ceux qui les ont utilisés ou qui en ont bénéficié — je pense à la Chine et à son inclusion dans l’OMC, qui s’est retournée contre nous.
Cela est particulièrement évident si l’on sort d’Europe pour se rendre pratiquement n’importe où ailleurs dans le monde, où de plus en plus de pays évaluent leur propre situation et mènent des politiques étrangères multi-vectorielles, sans choisir de s’aligner. La justification fortement idéologique des institutions internationales, qui faisait partie du système libéral de l’après-guerre froide, a longtemps permis de maintenir la cohésion. Aujourd’hui, force est de constater qu’elle n’est plus suffisante.
Face à cet état de fait, les États-Unis réagissent mais je ne pense pas que cela soit seulement conjoncturel et dû à un changement au sein de l’administration. Cette impulsion sous-jacente aura également des répercussions sur les relations entre les États-Unis et l’Europe.
Pour vous, il s’agit moins d’une rupture que d’un trend de long terme ?
Comme l’a récemment déclaré Stephen Miller, l’un des principaux conseillers du président Trump, sur X : les États-Unis assurent la sécurité d’un certain nombre de leurs partenaires, mais vous ne trouverez aucune trace des exportations américaines dans les rues de ces mêmes pays.
Ce point de vue est très répandu au sein de l’administration. L’idée est généralement partagée que les États-Unis soutiennent les industries de leurs partenaires, tout en subissant un effondrement partiel en interne depuis vingt ans. De nombreuses communautés du cœur des États-Unis fournissent ainsi les soldats et la puissance militaire qui assurent la sécurité de certaines régions du monde tout en perdant la structure économique qui permet à ces mêmes familles de survivre. C’est un bouleversement qui s’est amplifié et qui est clairement à l’origine de cette réévaluation.
Il est important que les Européens et les autres comprennent cette articulation et prennent conscience qu’il ne s’agit pas simplement de tenir des propos sévères à l’égard des dirigeants de la Commission européenne ou de servir des intérêts politiques partisans. C’est plus profond que cela.
En réalité, Trump n’est pas si imprévisible : le bouleversement profond que j’essaie de décrire est assez fort et évident.
Pour discuter avec les États-Unis de Donald Trump aujourd’hui, vaut-il mieux être conservateur ou anti-Chinois ?
En ce qui concerne la concurrence mondiale entre les États-Unis et la Chine, on pourrait dire que Washington a projeté sa puissance mondiale d’une certaine manière — à savoir à travers le système multilatéral international, le cadre intellectuel qui l’a sous-tendu et le marché.
Les Chinois ont agi différemment.
Ils ont mis en place une machine d’exportation massive qui s’appuie sur la logistique mondiale.
Lorsque la nouvelle administration affirme que le monde est clairement multipolaire et que la présence et l’activité des États-Unis doivent s’y adapter, c’est peut-être en référence à ce domaine, dans lequel nous devrons projeter notre présence de manière différente.
L’idée n’est donc pas simplement d’envoyer le bon message aux États-Unis.
La situation mondiale a changé : il ne suffit plus pour un pays d’externaliser sa planification stratégique à des institutions internationales et de se contenter de suivre leurs directives. Nous vivons, de fait, dans un environnement mondial plus concurrentiel. La grande question qui se pose donc aux autres pays, en particulier à l’Europe, est la suivante : comment réagir ?
Depuis Washington, la question n’est pas de savoir si l’Europe doit être totalement autonome et capable de déterminer sa propre politique étrangère sans influence extérieure. Personne ne sait d’ailleurs ce que cela signifie : certains pensent que c’est du ressort de la Commission européenne, d’autres ont une interprétation différente. Mais le fait est qu’un nouveau processus est nécessaire pour déterminer et articuler les intérêts nationaux et leur coordination stratégique.
Les pays les plus forts seront ceux qui seront capables d’évaluer leurs forces, de nouer les partenariats dont ils ont besoin, de miser davantage sur ceux qui ont le plus de valeur et de réévaluer ceux qui les ont poussés au-delà de leurs intérêts. Personne ne sait exactement à quoi cela ressemblera. Le problème est que si les choses continuent ainsi, les institutions mêmes qui ont maintenu la cohésion du monde occidental pourraient s’effriter.
Nous voulons que les pays européens soient en sécurité parce que nous faisons partie d’une civilisation commune : tant que ces pays ne prendront pas conscience de cela, ou de ce qu’ils ont à « protéger », ils ne parviendront pas à prendre des décisions rationnelles.
Gladden Pappin
Le type de système idéologique libéral qui s’est enraciné dans ces institutions les a poussées très loin. Par exemple, toute personne vivant en Europe depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine a perçu, à travers les messages européens, un impératif de valeurs.
Continuer ainsi finira par affaiblir le système, nous conduisant à prendre de mauvaises décisions. Car le réel finit toujours par revenir sous une forme ou une autre, en exigeant un autre type de calcul.
C’est ce que font les États-Unis — et pas seulement parce qu’une nouvelle administration est en place mais parce qu’il existe de nombreuses forces sous-jacentes qui les poussent à agir ainsi.
Cela se produira également dans l’Union européenne et pourrait très bien conduire à une alliance transatlantique encore plus forte et plus sûre, avec une définition plus claire des valeurs, sur une base plus conservatrice, laissant plus de place au patriotisme, moins de « cordon sanitaire », tenant effectivement pour responsables ceux qui ont pris de mauvaises décisions — en particulier en matière de migration — et un échange plus honnête sur les perspectives stratégiques lorsqu’il y a des divergences d’opinion sur ce qui compte le plus.
Sur le modèle du « great reset » proposé par Ordo Iuris et le MCC sous les auspices de la Heritage Foundation, vous attendez-vous à voir le modèle américain essayer d’infuser et d’influencer les courants de la droite européenne ?
Je pense que la question qui se pose maintenant est la suivante : quelle est la bonne recette pour réussir dans l’environnement politique et géopolitique que nous avons décrit ?
Faut-il ouvrir ses frontières et promouvoir le libéralisme social — au détriment du patriotisme traditionnel et de la formation de la famille ?
Faut-il laisser sa politique étrangère être dictée par des institutions internationales telles que la Cour pénale internationale ?
Quelles sont nos sources de force ? Sommes-nous en contact avec les bons interlocuteurs ou les avons-nous abandonnées ? Quelles sont les menaces les plus importantes pour nous ?
La réponse sera différente si vous avez la Russie pour voisine ou si toute votre production est délocalisée en Chine — mais il est clair que certains éléments de la recette pourraient être les mêmes.
La démographie, par exemple, est redevenue un sujet majeur du débat international. C’est incontestable. Je pense que les échanges transatlantiques entre conservateurs sont à nouveau à l’ordre du jour parce que des questions comme celles-ci sont à nouveau à l’ordre du jour. Ce n’est pas un plan secret, c’est simplement notre nouvelle réalité.