Kafka : genèse du «Procès», une conversation avec Florence Bancaud | Le Grand Continent

Il arrive parfois que la disparition d’un auteur donne naissance à son œuvre.

Après avoir commémoré le centenaire de la mort de Kafka (1883-1924) l’année dernière, à partir de cette année 2025 s’ouvre une succession de centenaires autour de la publication posthume de ses trois grands romans : Le Procès (1925), Le Château (1926), L’Amérique (1927). 

Ce 26 avril en particulier, nous célébrons les cent ans de la publication du Procès

Pour saisir la genèse et les rouages de ce roman inachevé et unique en son genre, nous rencontrons la grande spécialiste de Kafka en France, Florence Bancaud, qui a notamment signé l’ouvrage de référence Le Journal de Franz Kafka ou l’écriture en procès (CNRS, 2002).

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Vous avez publié en 2002 un excellent ouvrage intitulé Le Journal de Franz Kafka ou l’écriture en procès (CNRS). Pourriez-vous revenir pour commencer sur la polysémie du terme « procès » en allemand ? Pourquoi « l’écriture en procès » ?  

L’« écriture en procès » traduit le mot allemand Prozess, qui veut dire à la fois procès et processus : écriture en procès et processus d’écriture. Mais l’« écriture en procès » désigne aussi le journal comme laboratoire d’une œuvre, d’une écriture qui se fait au jour le jour. 

J’ai essayé de montrer qu’entre 1909 et 1923, pendant ces quatorze années, Kafka va travailler son style, il va écrire ses différentes œuvres, travailler sur différentes images. On peut donc parler d’un processus, mais également d’un procès permanent qui est intenté à l’écriture : chez Kafka, écrire est toujours une expérience extrêmement douloureuse qui suppose un certain sacrifice du corps, un certain sacrifice de sa santé. On le voit évidemment dans la maladie qui va finir par l’emporter.

Aussi est-il toujours conscient du fait que le verbe est la seule arme dont il dispose. Mais le verbe peut aussi être source d’erreur, source d’illusion. Par exemple, dans son journal, il critique en permanence les ornements rhétoriques, les surplus d’allégories et de métaphores. Il va essayer d’aller à l’essentiel, d’épurer au maximum son langage.

Ces deux notions sont contenues dans Le Procès. On peut donc effectivement comprendre ce titre de roman comme le procès et le processus ; c’est-à-dire, le procès de la justice, le procès qui est intenté à Joseph K., mais aussi son processus de quête de sens, de quête de compréhension de ce qui lui arrive — un processus sans fin en l’occurrence. 

Chez Kafka, écrire est toujours une expérience extrêmement douloureuse qui suppose un certain sacrifice du corps, un certain sacrifice de sa santé.

Florence Bancaud

Quels rapports avez-vous établis et étudiés précisément entre le journal de Kafka et Le Procès  ?

Dans le journal de Kafka on trouve un certain nombre de passages — parfois juste une note très sibylline, peut-être une image — qui nourrissent l’imaginaire du roman.

Prenons par exemple l’image du couteau de boucher. Il y a une sorte de fantasme qui est assez permanent dans le journal autour des lacérations, des blessures. Kafka redoute cette blessure et, en même temps, il laisse entrevoir un fantasme sur cette idée d’un corps morcelé, écartelé, transpercé, etc. 

On retrouve aussi l’image du combat qu’on peut retrouver un peu dans Le Procès, des figures féminines qui ne sont pas exactement les mêmes mais qui sont assez voisines. 

Je pense également à une autre image qui m’a frappée en relisant le roman : celle du chemisier blanc. C’est une sorte de fantasme érotique chez Kafka qui est attiré par les jeunes femmes — pas forcément jolies du reste — qui portent souvent des chemisiers qui laissent entrevoir une partie du corps, du cou en particulier. C’est une partie du corps très érotique qu’on retrouve chez Mademoiselle Bürstner, par exemple. Lorsque Joseph K. lui rend visite, il remarque qu’un chemisier blanc est pendu à sa fenêtre.

Le cou, la gorge, sont des images qu’on retrouve dans les scènes d’amour un peu bestiales du Procès. Elles sont aussi dans le journal. 

On pourrait voir le journal comme une sorte de Procès élargi ? 

Absolument. Dans le journal, Kafka pense en permanence à ses difficultés avec les femmes et à « devenir un homme », comme il le dit. Il ajoute qu’il aura toujours été soit un enfant, soit un vieillard aux cheveux blancs, qu’il n’aura jamais véritablement connu l’âge d’homme et un rapport apaisé avec les femmes. Un rapport qui lui permette aussi de se marier, d’avoir des enfants, etc.

Il s’intente toujours à lui-même ce procès comme s’il y avait une sorte d’auto-accusation qui pouvait préfigurer aussi l’accusation de Joseph K. On peut voir dans ce personnage une sorte de double littéraire de Kafka : K, évidemment, l’initiale de son nom, et Joseph était aussi le prénom d’un des frères qu’il n’a pas eu, qui est mort peu de temps après sa naissance. Joseph aurait été un frère cadet de Kafka qui a été donc le seul garçon avec ses trois sœurs. 

Par rapport à l’image que vous évoquiez du couteau et cet imaginaire du corps morcelé, pourrait-on penser un rapprochement avec le style de Kafka, avec cette façon d’écrire par fragments, par chapitres, par ces bouts de texte qu’il a fallu ensuite imbriquer pour faire roman, dans Le Procès notamment ? 

Il y a chez Kafka une sorte de fantasme de l’unité, de l’organisation que pourrait, par exemple, garantir l’autobiographie. 

Pour lui, l’autobiographie est une forme d’écriture assez parfaite, qui explique une construction de soi, au moins a posteriori. Elle permet de trouver un ordre, une sorte de structure dans sa propre vie. 

Pour Kafka, Goethe est le maître de l’autobiographie. 

S’il lui voue une admiration sans borne, il dit aussi que c’est une sorte de modèle à la fois indépassable et un peu lointain. 

Par rapport à l’autobiographie, le journal est une forme d’écriture fragmentaire, dispersée, qui n’est pas forcément très régulière. À certains moments de sa vie, il écrit tous les jours ; parfois, plusieurs fois par jour ; mais à d’autres moments, c’est le silence — la pétrification.

On retrouve cette dispersion dans le mode d’écriture du Procès. Il a effectivement été écrit, comme le Journal, d’ailleurs, sur des sortes de cahiers d’écoliers. Il y a écrit différents chapitres qu’il a ensuite dissociés avant de dissocier les différentes liasses qui correspondaient aux différents chapitres.

Comme ces chapitres n’étaient pas nécessairement numérotés, il a été très difficile de retrouver une unité et c’est Max Brod, on le sait, qui a tenté de rétablir une sorte d’ordre dans ces chapitres. Mais on peut y voir une sorte de feuilletage et selon la manière dont on interprète l’ordre possible de ces chapitres, cela induit une interprétation complètement différente du roman.

Pour Kafka, Goethe est le maître de l’autobiographie.

Florence Bancaud

Aurait-on pu faire, par exemple, du dernier chapitre le premier et inversement ? 

Oui, on peut placer ce dernier chapitre où Joseph K. se fait tuer par ces deux hommes en redingote qui ont l’air ridicules et qui se passent l’un à l’autre le couteau au-dessus de la tête de Joseph K. — on retrouve la métaphore du couteau — en premier chapitre. 

Et en partant du principe que le premier chapitre pourrait aussi être le dernier, cela voudrait dire que l’ensemble de l’intrigue du Procès est un rêve — ou plutôt, un cauchemar. Certains critiques sont d’ailleurs partis de cette interprétation-là. 

Ce mode d’écriture et de construction laisse champ libre au lecteur et à l’interprète.

Sans vouloir en faire une lecture trop psychanalytique, peut-on aussi voir Le Procès comme une espèce d’exutoire de Kafka ? N’est-ce pas aussi un texte assez personnel qu’il a perçu et conçu d’une certaine façon comme une libération pour ne pas devenir fou — comme il l’écrit dans son journal en établissant un parallèle avec son histoire avec Felice Bauer ?  

Il est vrai que Le Procès a vraiment commencé à être écrit en août 1914, donc peu après après la fameuse scène du tribunal à l’hôtel qui a lieu le 12 juillet 1914.

Pourriez-vous la recontextualiser ?

C’est une scène vraiment mémorable. Kafka a rencontré Felice Bauer chez son ami Max Brod en 1912 et il a tout de suite eu sur elle ce qu’il appelle un « jugement inébranlable ». Il tombe amoureux de cette jeune femme — qui apparemment n’est pas particulièrement jolie. Kafka décrit d’ailleurs son visage en disant qu’il frappait par son insignifiance. Une sorte de connexion immédiate s’établit entre eux. Pendant deux ans, ils ont une correspondance dévorante.

Après beaucoup d’atermoiements, il décide finalement de se fiancer avec Felice. Mais il aura jusqu’au bout essayé de la décourager en se dévalorisant en permanence, en lui répétant combien il est difficile de vivre avec un écrivain qui passe son temps à écrire, pour qui la solitude est très importante, etc. Les fiançailles ont bien lieu.

Pourtant, en parallèle, Kafka s’adresse aussi à une amie de Felice Bauer qui s’appelle Grete Bloch, avec qui il entame une sorte de relation de séduction en lui écrivant beaucoup de lettres. Certains ont dit que cela allait au-delà de la relation platonique — toujours est-il qu’une sorte de tiers intervient, et qui n’est pas neutre — parce qu’elle est amie avec Felice. Cette dernière ne comprend pas l’attitude de Kafka et le somme donc de s’expliquer devant Ernst Weiss — un ami de Kafka, de Grete Bloch et d’elle-même. Cela donne lieu à une scène que Kafka va intituler dans son journal « Le tribunal à l’hôtel ». La métaphore judiciaire est déjà là.

Felice décide de rompre les fiançailles. Dans son journal, Kafka mentionne cette scène en disant : « j’étais ligoté comme un criminel ». C’est déjà une sorte de scène inaugurale qui le met en position de coupable, entraîné dans un processus qu’il maîtrise mal. Il se sent coupable de ne pas honorer ses engagements, de ne pas agir en homme véritable, de ne pas aller jusqu’au bout de sa relation avec Felice.

Le Procès est donc aussi effectivement une forme d’exutoire à cette culpabilité qu’il fait porter à ce double littéraire qui va dans le roman — en tout cas si on considère l’ordre des chapitres retenus par Brod — finir par mourir de par cette faute. 

Joseph K. ne cherche jamais à se rebeller complètement contre cette faute. Il ne comprend pas ce qui se passe. Il n’est pas vraiment question ni d’acceptation ni de soumission, mais c’est un état de fait.

Florence Bancaud

Sans que l’on sache pour autant de quelle faute il s’agit. 

Elle n’est jamais véritablement avérée. On sait que « die Schuld ist immer zweifellos » comme il dit en allemand : la faute est toujours indubitable. 

Mais de quelle faute s’agit-il ? 

On ne sait pas exactement parce que dans le roman, Joseph K. est arrêté un matin sans qu’il comprenne de quoi il retourne. On se souvient de la première phrase : « On avait sûrement calomnié Joseph K., car, sans avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin. » 

En suivant cette logique psychologique — qui est celle du cauchemar au fond — pourrait-on aussi comprendre ce roman comme l’image ou la métaphore de la construction psychologique d’un sentiment de culpabilité — réelle ou fantasmée ? Bien que Joseph K. ne soit pas coupable, on assiste à la construction d’abord dans sa tête de ce procès qui semble à son tour engendrer la faute. L’évolution du procès du roman n’est-elle pas surtout intérieure ? On en revient d’ailleurs à la question du processus. 

Il s’agit effectivement d’une forme de construction qui se nourrit elle-même. Il est vrai que dans le roman, Joseph K. ne cherche jamais à se rebeller complètement contre cette faute.

Il ne comprend pas ce qui se passe. Il n’est pas vraiment question ni d’acceptation ni de soumission, mais c’est un état de fait : Joseph K. est arrêté, mais on lui laisse le statut de prévenu libre.

C’est une liberté apparente à l’intérieur d’une condamnation de fait. Il se rendra à ce simulacre de procès, comprendra que tous les gens qui sont dans le tribunal portent tous le même insigne, qu’ils sont tous du même camp. 

Dans cet univers, il n’y a pas d’alliés possibles. Tout le roman se poursuit d’ailleurs à la recherche des ces alliés impossibles. L’avocat ? Il s’avère être véreux. De même, les femmes auprès de qui il cherche secours ne sont finalement pas convaincues qu’il soit bel et bien innocent. 

C’est quelque chose qui ressort d’ailleurs très bien dans le film d’Orson Welles : lorsque Joseph K. va voir Mademoiselle Burstner, elle rit au début quand il lui annonce qu’il est arrêté et elle lui répond que rien ne prouve qu’il n’est pas coupable. 

On assiste à une sorte d’effet boule de neige : on le dit coupable donc il accepte cette dénomination et il vit finalement comme quelqu’un de coupable. Là-dedans, sa liberté n’est même pas dans la volonté de chercher à se défendre absolument ; elle est plutôt dans la volonté de trouver des interlocuteurs — mais qui toujours se dérobent. C’est par là que se fait cette construction de la culpabilité.

On peut alors se demander si le roman est véritablement libérateur — ou pas — au sens où il permet de transposer cette culpabilité que Kafka éprouve dans une histoire qui va être de l’ordre de la fiction.

Dans ce sens, on pourrait penser aussi à ce court texte où le narrateur raconte un rêve où il assiste d’une certaine façon à son propre enterrement.  

C’est en effet un fragment qui se trouve aussi dans son journal. C’est une ébauche de récit comme on en trouve beaucoup dans le journal.  

Il s’agit du récit d’un rêve où il se voit dans un cimetière assister au travail des personnes qui sont en train de creuser une tombe et de graver un nom sur le tombeau. Il y déchiffre finalement les initiales de son propre nom. 

Kafka donne ainsi forme à cette culpabilité — au lieu de peut-être la laisser dans le subconscient. Mais bien qu’il en fasse une œuvre, le sentiment de cette culpabilité le poursuivra jusqu’à fin. 

Dans l’univers de Joseph K., il n’y a pas d’alliés possibles.

Florence Bancaud

Par la suite, il se refiancera avec Felice et dissoudra de nouveau les fiançailles en 1917 quand sa maladie se déclarera. Cette tuberculose est pour lui le signe d’un mal plus profond : cette fameuse culpabilité, cette fameuse faute. La blessure Felice s’est transformée en cette maladie — qui finira par l’emporter.

Notons aussi que la maladie des poumons est souvent perçue comme le symbole d’une difficulté à dire, d’une forme d’étouffement, d’un verbe qui n’arrive pas à être dit.

En revenant sur la construction psychologique de la faute dans Le Procès, le coup de force ne réside-t-il pas aussi dans le fait que le roman se passe en grande partie dans la tête de Joseph K. alors même qu’il est écrit à la troisième personne ?

Cette perspective narrative est en effet assez propre à Kafka. On l’appelle le « point de vue avec ». 

Le narrateur adopte souvent le point de vue du personnage sans le dire, comme dans La Métamorphose. Gregor Samsa se réveille. On nous décrit un peu sa métamorphose puis on nous dit : « ce n’était pas un rêve ». C’est le point de vue de Gregor Samsa — mais exprimé par le narrateur. 

On retrouve aussi cela dans Le Procès : ce point de vue à la fois interne et externe. 

Avec ces différents niveaux de lecture, comment expliquer le très fort degré d’universalité que l’on trouve généralement dans les textes de Kafka ? Est-ce en raison du peu de « couleur locale » — pas de lieu ni de date, pas vraiment de nom, une certaine abstraction qui permettrait cette ouverture aussi bien spatiale que temporelle ?

Si l’on se penche sur les lieux qui sont évoqués dans Le Procès par exemple, on peut dire qu’on reconnaît éventuellement certains quartiers de Prague. Mais tout est en effet relativement impersonnel.

On l’a dit, Joseph K. n’a pas de nom complet. Il y a aussi les types de personnages qui sont nommés par leur fonction : l’avocat, l’industriel, le peintre, le prêtre, etc. Et il y a effectivement une forme d’abstraction. Ce qui est toujours assez troublant, l’alternance entre, à certains moments, des passages réalistes — la description des détails du labyrinthe, des bureaux, des dossiers, etc. — et cette abstraction qui vient d’une tendance à l’universel. Cela explique d’ailleurs le fait que beaucoup de critiques — et de lecteurs — se soient à ce point appropriés Kafka.

On peut tirer et interpréter les choses comme on veut. La version d’Orson Welles du Procès est aussi une interprétation — la fin est d’ailleurs complètement différente. Cependant, je trouve que Welles a très bien rendu à la fois cette universalité et cette forme d’abstraction. Je pense notamment au moment où Joseph K. traverse des bureaux qui sont tous semblables créant une sorte d’infinité de bureaux qui témoignent bien de l’anonymat de la vie moderne. Il y a une succession de portes, des yeux qui regardent à travers des trous qui expriment bien aussi cette peur de l’observation, de la surveillance continuelle.

Ce sont effectivement des thèmes qu’on retrouve aujourd’hui, qui restent complètement d’actualité — qui restent universels.

Nous parlions tout à l’heure de l’écriture de Kafka, de ce style que l’on pourrait effectivement qualifier de sobre. Comment comprendre cette relation particulière à la langue ? S’explique-t-elle par son rapport à l’allemand ?

Tout à fait. Kafka est un écrivain entre plusieurs langues. Il le dit très bien dans son journal et dans ses lettres. Il est né d’un père tchèque, qui parlait tchèque — notamment aux employés de son petit magasin. Sa mère était de culture allemande et s’exprimait en allemand. Ils vivaient dans un quartier juif et avaient une proximité aussi avec le yiddish — qui a beaucoup intéressé et attiré Kafka. 

Pris entre ces trois champs culturels, il choisit de parler allemand, d’écrire en allemand parce que c’est la langue de l’administration et que c’est celle dans laquelle il rédige ses rapports dans l’office d’assurance où il travaille.

C’est une langue qui paraît plus neutre, plus sobre que le tchèque.

Mais il est gêné par le fait que ce soit la langue parlée par le père — avec qui la relation est à tout le moins compliquée. Cette langue allemande, qui est volontairement pauvre — au sens : riche de peu d’effets — Kafka vise à l’épurer encore plus mais pas pour la rendre moins puissante. Bien au contraire, il veut la rendre encore plus expressive en amenant le lecteur à se concentrer sur le mot lui-même.

J’ai lu le journal de Kafka comme une forme de manifeste poétique, c’est-à-dire le lieu de laboratoire de l’auteur qui développe toute une théorie — notamment de la métaphore, des symboles et de l’allégorie.

Florence Bancaud

En travaillant sur les manuscrits des journaux qui sont conservés à la bibliothèque bodléienne à Oxford, j’ai pu constater que ce travail sur la langue se fait vraiment très concrètement : il biffe tout ce qu’il juge complètement accessoires — des adverbes, des connecteurs logiques, etc. Kafka se concentre vraiment sur la gestuelle, sur l’expressivité des mots en eux-mêmes, sur leur aspect visuel avant tout, de manière à ce qu’on puisse s’approprier ce qui est écrit — en le visualisant, comme je disais, avec un minimum d’effet.

C’est pour cela aussi que j’ai lu le journal de Kafka comme une forme de manifeste poétique, c’est-à-dire le lieu de laboratoire de l’auteur qui développe toute une théorie — notamment de la métaphore, des symboles et de l’allégorie. 

Pourquoi ces trois éléments ?

Ce sont trois procédés rhétoriques qu’il manie avec beaucoup de précaution. Il dit dans un court récit que l’irreprésentable ne saurait être saisi ni par le symbole, ni par la métaphore, ni par l’allégorie. Il dira aussi dans un entretien avec Gustav Janouch : « je n’ai pas raconté des histoires, ce sont juste des images, rien que des images ». Son but est donc de revenir à l’image et la laisser luire avec toute sa plurivocité de signes. 


«  Dans journal, les récits, les romans de Kafka, on arrive à visualiser ce que dit le texte, à s’imaginer une scène dans ce qui serait un premier niveau de lecture. Puis très souvent, il introduit soudainement un «  mais  » ou «  mais tout cela n’est qu’apparence  », «  mais en fait  ». Il effectue comme une pirouette pour nous convaincre que ce qu’on a vu — ou ce qu’on croyait avoir vu — n’est en fait pas vraiment.  »

Pourrait-on dire, en reprenant une analyse de Genette, que si Flaubert arrivait plus vite dans sa phrase — par l’emploi de la métaphore notamment — à la vérité des choses que Proust, Kafka y parvenait encore plus directement que Flaubert — qui était par ailleurs l’un de ses maîtres ?

L’écriture kafkéenne fonctionne très bien. Elle donne à voir mais toujours de manière très étrange. On a systématiquement deux ou trois niveaux de lecture possibles.

Dans journal, les récits, les romans de Kafka, on arrive à visualiser ce que dit le texte, à s’imaginer une scène dans ce qui serait un premier niveau de lecture. Puis très souvent, il introduit soudainement un « mais » ou « mais tout cela n’est qu’apparence », « mais en fait ». Il effectue comme une pirouette pour nous convaincre que ce qu’on a vu — ou ce qu’on croyait avoir vu — n’est en fait pas vraiment.

Cette écriture est au cœur de l’image : on est au cœur de cette appréhension du monde très visuelle. Dans le même temps, c’est une appréhension du monde dans sa complexité, dans son ambiguïté : on n’est jamais vraiment sûrs de ce que l’on voit. Comme c’est parfois le cas dans la vie quotidienne — et comme c’est très souvent le cas en rêve. Kafka lui-même écrivait toujours dans un état entre rêve et réalité. Et il parvient dans son écriture — et même dans son écriture autobiographique — à rendre compte de cette ambiguïté, de ce trouble référentiel.

On n’a pas cela chez beaucoup d’écrivains.

La présence de ce narrateur étrange — qui est là sans être là et donne tout de suite différents niveaux de lecture — étouffe d’une certaine façon le lecteur, mais l’étouffe dans plusieurs dimensions. Le lecteur ressent presque le vertige souffert par Joseph K. la première fois qu’il rentre dans les bureaux du tribunal.

Tout à fait. Ce vertige est possible — mais éventuellement l’effet inverse aussi.

Beaucoup de lecteurs n’aiment pas du tout Kafka, parce qu’ils sont rebutés par des images qu’ils jugent trop opaques ou trop répugnantes — notamment dans La Métamorphose.

Si on lit La Colonie pénitentiaire ou Un médecin de campagne, on peut être extrêmement choqué par certaines images et des descriptions qui sont terrifiantes.

Le vertige naît du sentiment d’être saisi par une forme d’hallucination ou d’être plongé dans une sorte de tourbillon. On creuse l’image, on la creuse jusqu’à l’infini — et on ne sait pas jusqu’où cela va nous mener.

Kafka écrivait toujours dans un état entre rêve et réalité.

Florence Bancaud

Une chose frappe dans Le Procès : il n’y a jamais d’analepse, notamment au début. Y a-t-il aussi une volonté d’avoir une narration la plus efficace possible — qui avance toujours, sans retour en arrière ni détour, sans ornements, comme dénudée, qui cherche à aller au cœur des choses au plus vite ?

Je n’ai jamais fait cette expérience, mais il est vrai qu’on pourrait essayer de lire chaque chapitre comme si c’était un récit à part entière. Je pense que cela devrait marcher. Pour Kafka, une nouvelle ou un récit est réussi s’il est clos sur lui-même, qu’il se comporte comme un organisme achevé. 

Quand Kafka est inspiré — ce qui n’est pas toujours le cas — il écrit d’un seul jet et revient rarement sur ce qu’il a écrit. S’il écrit une page qui ne lui convient pas, il la biffe simplement et s’en détourne. Il ne retravaille presque jamais ce qu’il écrit

En cela, l’écriture kafkéenne représente bien ce qui a été appelé « l’écriture en processus » ou la « structuration rédactionnelle ».

Absolument. On en revient au Prozess, au processus d’écriture.

Une distinction est pertinente ici : les écritures à programme d’un côté et les écritures à processus de l’autre.

L’écriture à programme est un type d’écriture qui demande de faire des reportages, d’amasser de la documentation — comme chez Flaubert par exemple — pour avoir matière à fournir des détails qui soient pittoresques, etc.

Ce n’est pas le propos de Kafka. Ce qui l’intéresse, c’est de se jeter en avant dans l’écriture. Dans ses récits, on ne trouve donc pas forcément d’indices — et chaque chapitre peut presque contredire celui qui précède. On peut les voir comme des actes ou des scènes de théâtre — mais qui ne sont pas forcément continus.

L’écriture kafkéenne représente donc bien une écriture en processus qui se veut très fluide. Quand l’écriture réussit, quand il est dans un état d’inspiration, il compare le moment à une naissance, à un jaillissement — presque à un acte sexuel. Il travaille selon l’idée qu’il faut se laisser porter voire emporter. En parlant de l’écriture du Verdict, son premier récit dont il est très content et qu’il a rédigé en une seule nuit, il dit : « j’avançais en fendant les eaux ».

Kafka a rédigé Le Procès en environ six mois, entre août 1914 et février 1915. Mais chaque chapitre est rédigé dans un laps de temps très court. Il y a chez lui cette volonté d’aller de l’avant — et de ne pas y revenir.

Cela interroge sur la fin du Procès.

Les trois romans de Kafka vont rester inachevés. Mais on peut aussi considérer qu’il y a une forme d’achèvement. On peut voir une sorte de fin ouverte dans le dernier chapitre — si bien sûr l’on considère que le chapitre publié par Brod est bien le dernier voulu par Kafka. Ce qui n’est pas certain. Cet homme penché à la fenêtre, le vide, une lueur ; on a peut-être là une présence divine — l’au-delà qui se manifeste pour une vie après la mort. C’est ouvert en tout cas.

Quand Kafka est inspiré — ce qui n’est pas toujours le cas — il écrit d’un seul jet et revient rarement sur ce qu’il a écrit.

Florence Bancaud

Est-ce que, paradoxalement, ce mode d’écriture qui se fait d’un coup, n’implique pas qu’il soit plus compliqué de mettre un point final, d’aller vers une fin — ce qui expliquerait l’inachèvement de ses romans ?

Je pense que c’est plus compliqué. Mais on peut se demander si Kafka, dans l’absolu, avait vraiment envie de mettre un point final. C’est la question — car on considère toujours que l’inachèvement et le fragment sont des défauts.

Mais chez les romantiques, par exemple, le fragment est la forme idéale.

C’est elle qui peut permettre à l’infini de s’exprimer. En tout cas, elle peut permettre de dépasser la clôture formelle et de s’ouvrir à l’infini, à une forme de totalité. Peut-être y a-t-il un peu de cela aussi chez Kafka : ce désir de mouvement perpétuel vers l’avant qui s’opposerait à ce qu’il voit comme une forme d’arrêt, de pétrification.

Quand il se sent en panne d’inspiration ou quand il se sent mal physiquement, il utilise d’ailleurs toujours la métaphore de la prison. Ce sont des métaphores où le corps est arrêté, contenu, entravé. On pourrait mettre cela en rapport avec certains récits. Je pense notamment à un récit très court dont le titre est « Rêve de devenir un Indien ».

Le protagoniste évoque un désir d’envol sur un cheval qui serait un cheval presque imaginaire qui permet de se propulser. On ne sait pas vers où mais ce qui compte, c’est l’élan. Il faut être porté, être emporté. C’est un désir constant. 

Le point final ne serait pas forcément idéal : peut-être cela doit-il justement passer par les trois petits points — ou le non-point tout simplement. Et tout cas la phrase inachevée, presque plus conforme à son état d’esprit.

L’exécution finale était-elle la seule issue possible pour mettre fin à ce procès — et par là-même à ce roman qui était destiné à ne pas finir ?

Oui et, en même temps, on peut se demander comment cela aurait pu se terminer autrement. 

La métaphore filée des comédiens structure le roman, avec ces deux hommes qui arrivent en redingote le matin, habillés bizarrement et qui viennent arrêter Joseph K. Ils sont décrits comme des comédiens de seconde zone. À la fin du dernier chapitre, au moment de l’exécution, K. voit les deux hommes se passer le fameux couteau au-dessus de lui et le narrateur dit : « il ne pouvait pas soutenir son rôle jusqu’au bout ».

On peut se demander si Kafka, dans l’absolu, avait vraiment envie de mettre un point final.

Florence Bancaud

On sent que Joseph K. peut prendre le couteur — mais ce n’est pas son travail, ce n’est pas son rôle. La métaphore du rôle au théâtre et de l’acteur de seconde zone revient en permanence.

On peut donc se demander si cette fin, tellement théâtrale, théâtralisée, grotesque, n’est pas presque une fausse fin. Kafka aimait beaucoup l’humour noir et on peut lire cette fin comme une parodie du roman noir.

On peut la considérer comme la seule issue possible mais on peut aussi la considérer comme une forme de pirouette. Ou bien comme une fin rêvée, cauchemardesque, mais qui n’est pas réelle. 

Orson Welles aussi laisse le spectateur choisir — mais en ajoutant une dimension plus « explosive »…

Au début de la scène de fin, dans le film de Welles, Joseph K. est amené par ses deux bourreaux dans une sorte de zone industrielle très laide. Ils se penchent au-dessus de lui et chacun se passe le couteau, comme dans le roman, mais finalement les deux s’échappent. Joseph K. se met alors à rire en leur disant que c’est à eux de le tuer.

Dans l’avant-dernière image du film, on voit Joseph K. prendre furtivement la dynamite qu’ils lui ont lancée dans sa main. Mais l’image est coupée avant qu’on sache ce qu’il en fait vraiment. La dernière image est celle d’une explosion avec une sorte de champignon atomique. On ne sait pas si c’est Joseph K. qui a explosé avec ces bâtons de dynamite à la main — ou s’il l’a relancée.

Orson Welles avait l’habitude de dire que cette fin ne le satisfaisait pas — mais que c’était pour lui la seule fin possible.



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