Jul, l’insaisissable ovni marseillais du rap

Un soir d’hiver 2014, la brume tombe sur les arènes d’Arles. Hafid, un ami photographe de mariage, m’a traîné ici : « Viens, on va clipper Jul. » Aujourd’hui, les clips du rappeur marseillais sont des productions de cinéma, mais, à l’époque, on pouvait encore aller le filmer un soir de semaine, au pied levé. Une bande de jeunes, style école de cinéma, pose des lumières bleutées qui plongent les gradins dans une ambiance péplum. Le réalisateur, un mec costaud avec des jeans serrés, est descendu de Saint-Étienne dans une Subaru noire rabaissée. Il est accompagné de deux potes aux dégaines de casseurs de têtes du centre de la France.

Je dois ma présence sur ce tournage à mon stabilisateur électronique de caméra, lourd investissement que je porte à bout de bras comme un manutentionnaire qui paiera un jour sa sciatique. Je suis un pionnier du plan fluide, une esthétique qui va sévir dans les clips pendant de très longues années. Des grosses voitures se garent un peu partout et des postes radio sort le titre « Señora » : « Ce soir y a rien à faire, laissez-moi j’suis ailleurs / J’viens de boire un flash, histoire d’oublier le malheur… » Une faune marseillaise s’amasse devant l’amphithéâtre. Tous portent des t-shirts noirs sérigraphiés « Nique-le / Liga One Industry ». Le nom du morceau que l’équipe s’apprête à clipper pour le deuxième album du Marseillais, et le label qui le produit. La pression monte. Jul est déjà la star qu’on attend.

23 heures. Le réal renifle, fait des allers-retours nerveux entre les jeunes « école de ciné » et ses potes restés dans la Subaru. Les figurants en t-shirt, chauffés aux flashs de vodka, élèvent la voix. Hafid, quinze ans d’expérience de mariages dans les quartiers nord de Marseille, intervient : « Tranquille les gars, sinon ça va appeler les condés ! » Il n’a pas le temps de poursuivre qu’une Porsche 911 fonce sur nous et tire un frein à main. Dérapage, cris de pneus et grosse fumée. Jul sort de la caisse en survêt-claquettes et gants noirs. Une entrée de cinéma.

Mars 2025


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Dans les années 1990, les pionniers du hip-hop avaient leur prophète : Azzedine Zoghbi, directeur d’une MJC mythique et bouillonnante. Un monde disparu.

L’idole des jeunes

Dix ans plus tard, on l’appelle « l’Ovni ». Ou « la Machine » ou « le J ». Dans le métier, on le surnomme « Johnny ». Disques d’or, de platine et de diamant : Jul joue dans la même cour que les tauliers, Jean-Jacques Goldman, Mylène Farmer ou Johnny Hallyday. Avec plus de 8,5 millions d’albums écoulés, il est le plus gros vendeur de l’histoire du rap français, la musique no 1 de l’Hexagone. Jul est l’idole des jeunes en chaussures TN Nike ou en tailleur APC. Il fait danser la bourgeoisie, les gadjos en bas des blocs, les retraités au bal du dimanche et les minots en boum d’anniversaire. Sa musique s’invite dans les bars à chichas comme dans les clubs branchés.

Son signe, qui consiste à joindre les deux mains devant soi en formant un JUL avec ses doigts, comme deux crosses de calibre qui se touchent, est repris des millions de fois sur les réseaux, à la télé, et dans les cérémonies les plus huppées de la capitale. Et quand la flamme olympique débarque en France, c’est lui qui est appelé pour allumer la vasque sur le Vieux-Port de Marseille, devant des milliers de personnes chantant les paroles de « La Faille », son dernier tube : « J’peux même plus faire les boutiques, faut qu’j’m’en aille sous les tropiques  / Jamais j’montrerai ma vie, j’fais gaffe, maintenant, ça va vite… »

La culture hip-hop, le graff, le breakdance… Quand Jul arrive, il balaye tout ça.

DJ Djel, membre fondateur de la Fonky Family

En une décennie, Jul est devenu une icône populaire qui intrigue et fascine. Le rencontrer pour écrire son portrait est devenu une course d’obstacles. Mais, au début, dans certains cercles, il fallait se cacher pour l’aimer. La presse spécialisée le regardait avec condescendance, comme une cagole au fond d’un salon de coiffure, qui parle trop fort. On moquait sa coupe de cheveux peroxydés, ses fringues serrées et ses fautes d’orthographe. Jul dérangeait. Au mieux, il faisait sourire. Et quand on passait ses premiers tubes en soirée, c’était un plaisir coupable, qu’on n’assumait pas vraiment. Jul a été largement attaqué pour ce qu’il représentait aux yeux de certains : une beauferie analphabète nourrie aux tacos et abreuvée au Capri Sun.

À Marseille, on a surtout critiqué sa musique. « Au début, je n’ai pas compris Jul. Comme tous les mecs de ma génération, j’ai grandi avec le rap des New-Yorkais, des rythmes boom bap et des textes engagés. On copiait leur musique et leur style vestimentaire », raconte DJ Djel, membre fondateur de la Fonky Family (FF), un groupe mythique qui a régné sur le rap français dans les années 2000. « On vient de la culture hip-hop, avec ses disciplines comme le graff, le breakdance, le DJing… Quand Jul arrive, il balaye tout ça. Il crée un nouveau style, avec une accélération du tempo, l’usage de l’autotune, des refrains mélodieux et des textes allégés, avec moins d’implication politique que nous. Ce que je peux comprendre, puisque le constat que notre génération a pu faire, c’est que rien n’a changé. »

Un retour à la base du rap

Marseillais d’origine cap-verdienne, ex-rappeur du groupe Révolution Urbaine, Gilson Soares dirige La Firme, une agence de marketing. Il est de la même génération que Jul. En début de carrière, ils se croisent souvent et les influences sont les mêmes. « Marseille, c’est petit. À l’époque on pouvait se retrouver dans les mêmes stades pour jouer au foot, et le week-end dans les mêmes boîtes de nuit, comme le Club 88, à Aix. On y passait beaucoup de house music. Alors, bien sûr que cette musique nous a influencés. Mais, pour moi, notre style était un retour à la base du rap, où des mecs du ghetto n’en avaient rien à faire des messages politiques. Leur délire, c’était de poser des enceintes dans leur quartier et de rapper qu’ils étaient plus forts et plus frais que ceux du quartier d’en face. »

À Marseille, le rap est né dans le centre-ville, importé des États-Unis par les gardiens du temple : IAM et son leader Akhenaton. Ce premier âge d’or s’est approprié cet art contestataire venu des ghettos noirs, l’a copié en lui donnant l’accent de la ville. Mais, à partir des années 2000, le centre change de visage – une nouvelle population arrive, il s’embourgeoise, se gentrifie. Le rap n’y trouve plus sa place et renaît plus loin, dans le ciment des cités HLM qui entourent la ville, comme une nouvelle bouture qui n’a plus rien d’américaine.

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Avril 2015


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Les hélicos de la police battent la mesure, des gamins de 15 ans choisissent leur cercueil et les rappeurs mettent des rimes au bout des vies.

Céline Dion, Francis Cabrel et la Fonky Family

En 2010, DJ Djel habite dans le quartier des hôpitaux, à la Timone. Ça fait trois ans que la FF s’est dissoute, il est en pleine déprime, dégoûté par le rap français. « On était dans une période compliquée. Beaucoup de groupes se séparaient, les artistes ne remplissaient plus les salles de concert. » En bas de chez lui traînent Jul et les membres de son premier groupe, Ghetto Phénomène. Ils descendent de Saint-Jean-du-Désert, une cité des quartiers sud enclavée entre le cimetière Saint-Pierre et les grands axes qui giclent vers la Côte d’Azur et le nord de la ville.

Jul – Julien Mari, de son vrai nom – a grandi dans une HLM de taille moyenne plantée sur une butte et entourée de quelques pins. On raconte que, lorsqu’il était bébé, son père le mettait dans la voiture, allumait la radio et tournait autour du quartier pour l’endormir. Dans sa famille d’origine corse, on écoute Céline Dion, Francis Cabrel ou Toto Cutugno. Des fenêtres de son bâtiment s’échappent de la dance music, du raï et de la musique traditionnelle comorienne.

Comme beaucoup de jeunes Marseillais, Julien passe son adolescence à écouter en boucle les groupes du premier âge d’or, IAM, la Fonky Family et les Psy4 de la rime. Mais il veut faire son truc à lui. Alors il part à la papeterie de son quartier et s’achète un micro de webcam à vingt euros. Pour enregistrer ses premiers sons, il utilise l’ordinateur mis à disposition des collégiens par le conseil général. Avec une application gratuite, il crée des boucles à partir de morceaux existants et pose ses premiers textes dessus. Une pratique très artisanale, très rap, dans l’esprit. Au début, comme il le dit dans une vidéo du journal Le Parisien en 2019, « c’était un peu nul ». Mais il ajoute, sans la ramener : « Ça veut dire qu’avec un petit ordi, un micro, un baffle, on peut faire de grandes choses. »

La musique en circuit court

Julien Mari est un adolescent normal mais, au football, il a un truc en plus. Samir Nasri, ex-joueur de l’Olympique de Marseille (OM) et de l’équipe de France, aujourd’hui consultant pour Canal+, dit même de lui dans un live du vidéaste AmineMaTue : « Le meilleur rappeur au foot, c’est Jul… et je ne dis pas ça parce qu’il est Marseillais. » Jul entre d’ailleurs au centre de formation de l’OM, mais finit par aller creuser des piscines avec son père, à Cassis et dans le pays aixois. « J’ai pas eu le bac pro vente / Je sais qu’j’aurais jamais pu finir avocat à Aix-en-Provence », chante-t-il en 2023 dans « La Faille ».

Avec sa première paie, il s’achète une carte son, un micro, un ordinateur, et transforme sa chambre en studio d’enregistrement quasi professionnel. Il fume pétard sur pétard et produit en cycle continu. Il sait tout faire et maîtrise les outils : il y gagne son surnom « la Machine ». Ado de la génération home studio, il compose, enregistre et uploade ses titres directement sur les réseaux de l’époque, Skyblog et MySpace.

La musique tourne en circuit court et le rappeur s’adapte au consommateur. Il lit les commentaires, réajuste son image et ses morceaux. Comme une entreprise unipersonnelle, mais pas encore totalement indépendante. Car un écosystème a toujours ses prédateurs. Des labels locaux sortent du bois. Jul se fait remarquer par Liga One Industry, maison de disques fondée en 2013 par la famille Tir, qui a notamment produit Soso Maness ou Black Marché, les nouveaux représentants du rap de rue marseillais.

Si j’écrivais sans faute d’orthographe, mes fans devineraient tout de suite que ce n’est pas moi. 

Jul, dans une interview en 2018

Quand on grandit dans cette partie du sud-est de Marseille, le premier accès au centre, c’est le quartier de la Timone, son McDo, ses hôpitaux, ses pompes funèbres et « Sakakini », le périph marseillais qui relie le nord et le sud de la ville. Ce boulevard à six voies est éclairé par des feux rouges, des enseignes d’alimentation 24 h/24 et des phares de bagnole qui détourent les silhouettes des prostituées. Une zone froide et électrique, à l’image des productions musicales rapides et mélancoliques de Jul. La rocade dégage un réalisme sombre qu’on retrouve dans certains de ses titres. « Toi t’aimes pas le malheur, t’aimes bien quand ça arrive à l’autre / C’est quand tu t’y attends pas que la police arrive à l’aube… » chante-t-il dans « Avec la chapka ». Faisant rimer l’ombre et la lumière de Marseille : « La mer, le bruit des vagues, le soleil, l’accent de ma ville / Le jeune perd des proches, tu le verras le regard vide… »

C’est donc sur cette frontière avant le centre-ville – que les rappeurs ne franchissent quasiment plus – que Djel croise souvent Jul et sa bande. « Il était toujours dans son coin, gentil, un garçon un peu spécial, se souvient l’ancien de la FF, comme il l’est encore aujourd’hui en interview. » L’une des dernières apparitions de Jul à la télé remonte à l’émission Clique sur Canal+, le 3 juin 2022. Une purge d’une heure pendant laquelle le journaliste Mouloud Achour se débat face à un Jul aussi mutique qu’un adolescent qui veut aller se faire une partie de PlayStation avec ses potes. Jul n’aime pas les médias et, comme beaucoup de rappeurs de sa génération, il préfère gérer son image via ses réseaux sociaux, entretenir un lien direct et quotidien avec sa communauté. « Si j’écrivais sans faute d’orthographe, mes fans devineraient tout de suite que ce n’est pas moi », expliquait-il en 2018 au Parisien.

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Novembre 2023


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Anthony Micallef s’est immergé dans le quotidien d’élèves des quartiers nord. Il raconte leur lutte contre un échec trop souvent annoncé.

Placements de produit à gogo

La dernière fois que j’ai vu l’Ovni, c’était ce soir de tournage du clip de « Nique-le ». Il sortait du Plantation, une discothèque de départementale camarguaise dans laquelle le film s’était terminé. On avait tourné les plans où Jul buvait au ralenti des canettes de Sweety Drink et de Wow, des marques de cocktails sans alcool – son label Liga One assurait la réalisation avec trois ronds et avait farci la vidéo de placements de produit, le 06 d’une entreprise marseillaise de location de voitures de luxe figurant en intro.

La nuit s’était étirée, les figurants avaient fatigué et le dancefloor avait viré au territoire hostile. Jul était dans son élément, calme, intouchable et muet dans le vacarme. Mais à chaque fois qu’on balançait la musique, il était toujours prêt à se placer devant la caméra, sans jamais trop en faire, maîtrisant son texte à la perfection. Comme si on avait appuyé sur le bouton. « Il regarde de travers ? Nique-le / Il insulte la mère ? Nique-le / S’prend pour ton père ? Nique-le. » À 6 heures du matin, il était remonté dans sa Porsche. La voiture avait disparu dans la lumière froide de l’aube, soulevant un nuage de poussière, comme une navette spatiale. On était en 2014 et personne ne pensait le voir aller aussi loin.

160 km/h sur l’autoroute marseillaise

Dix ans plus tard, sur Instagram, sa photo de profil affiche une sorte de lévrier dans un pull côtelé. Une illustration énigmatique comme l’intelligence artificielle sait en générer. « Bonjour, je suis auteur, j’ai écrit un roman sur Marseille en 2020 et on s’est vus en 2014 sur le tournage du clip “Nique-le”. C’est possible de faire une interview ? » Aucune réponse. Je passe à la méthode marseillaise et j’appelle Hafid, mon pote photographe. Il me répond au volant de sa Mercedes achetée l’an dernier en Allemagne et déjà toute rayée. Son poste crache Jul à fond : « Ici, si on t’rend un service, c’est qu’au fond on t’endette… » Hafid baisse le volume puis gueule dans son téléphone : « Tu tombes bien, je viens de faire le mariage de son cousin, attends, je t’envoie un truc. »

Mon ami, plus que deux points sur son permis, est capable de transférer un fichier à 160 km/h sur la L2, l’autoroute marseillaise. Sur la vidéo, Jul chante son dernier tube au milieu des invités qui profitent de ce moment rare pour faire des lives TikTok, Snapchat et Insta. Alors que tous portent costumes, chemises près du corps et robes de soirée orientales, lui se contente d’un t-shirt noir et d’un petit chapeau – chez lui, jamais rien ne brille. J’explique à Hafid que j’écris un article sur Jul. Il marque un temps et dit : « Monte au Merlan ce soir, je te présente quelqu’un. »

Une vieille Twingo au stade Vélodrome

La scène se passe dans une association de boulistes du quartier du Merlan, dans son jus années cinquante. Quatre vieux jouent à la belote contrée au fond de la salle et le patron du bar, un Gitan à la peau épaisse, m’embraye sur ses « amis » Olivier Marchal et Cyril Hanouna. Il sort même le téléphone pour me montrer leur numéro. Hafid me présente Sandro – qui ne s’appelle pas Sandro. Il m’a souvent parlé de cet entrepreneur qui a fait fortune : « Tiens ! C’est lui qui a lancé Jul. » Sandro a la tête d’un conseiller bancaire. Il parlera, mais voudra son retour sur investissement.

Sandro tire sur la paille de son Perrier citron et raconte. On est à la fin des années 2000, Jul a quitté le centre de formation de l’OM depuis un moment et vit seul avec sa mère, qui travaille à la mairie. Le patron gitan intervient d’entrée : « Et maintenant, le gadjo, il sponsorise l’OM ! » La marque de Jul, D’or et de platine, s’affiche partout aujourd’hui au stade Vélodrome les soirs de match et se retrouve sur les maillots du club. Mais, à l’époque, Jul va chercher Sandro tous les matins dans une vieille Twingo, « la même avec laquelle il entre dans le Vélodrome maintenant pour ses concerts ».

Ensemble, ils roulent vers un studio d’enregistrement à Font-Vert, un quartier dans le nord de la ville, connu pour son trafic de shit et quelques rappeurs. On sort d’une ère marquée par des groupes comme NTM, IAM, la FF, Ärsenik ou Lunatic, et on passe aux carrières solos, ce qui est la norme aujourd’hui. Jul suit le mouvement. Pour Gilson Soares, le dirigeant de La Firme, c’est lié au marché. « Avoir un groupe, c’est très contraignant, il faut se retrouver, créer des thématiques d’écriture, gérer les égos et les trajectoires de chacun. Ça freine la production, et aujourd’hui, la clé, c’est la présence. Il faut produire pour marquer son territoire. Quand tu vois le nombre de morceaux que Jul a enregistrés, il n’aurait jamais pu le faire avec un groupe. »

Si tu savais ce que j’ai entendu sur le compte de Jul !

Sandro, qui ne s’appelle pas Sandro

Mais pourquoi Jul va-t-il jusqu’à Font-Vert pour enregistrer alors qu’il a tout le matériel à la maison ? Pour Sandro, c’est clair : « Liga One, ils étaient là-bas. C’était le label qui montait et ils avaient les réseaux de la presse, des journalistes, des distributeurs, des contacts radio sur Paris. » Hafid s’allume une clope. « Je m’en rappelle, la première fois que je l’ai vu au studio, il était là, torse nu, et tout le monde me disait : regarde, il va tout éclater ce jeune. »

Sandro sirote son Perrier citron : « Ouais, mais à l’époque, à part les artistes de Liga One et le Rat Luciano, y avait dégun qui voulait s’afficher avec lui. Si tu savais ce que j’ai entendu sur son compte ! » Les deux se regardent, ils en savent long mais ne lâchent rien de ces petites mesquineries des débuts. Hafid, qui connaît bien le milieu, rappelle les lois du marché : « Dans le rap, on accepte rarement un duo avec un artiste qui est en dessous en termes de vente ou de prestige. Sinon ça risque de te dévaluer. Tout est calculé. »

Swagg Man, le rappeur qui vend du rêve en toc

Novembre 2021


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Ses fans voient en lui un modèle de réussite. D’autres, qui lui ont confié leurs économies, l’accusent d’arnaque.

À la naissance du signe JUL

Au début de la carrière de Jul, parmi les stars du premier âge d’or, seul le Rat Luciano – légende de la Fonky Family et âme du rap marseillais – collabore avec lui. Il pose même sur son deuxième album, Je trouve pas le sommeil. À l’époque, cette participation ressemble à une validation d’une génération par une autre. Mais elle fait aussi beaucoup parler, en mal. « La roue tourne », commente le patron gitan en passant un coup de torchon sur son comptoir. Sandro prend la voix de celui qui raconte des histoires aux enfants : « Tu vois le signe JUL ? J’étais là quand il l’a inventé. »

Personne ne parle, parce que le moment est important, et Sandro reprend : « C’était bien avant son premier album. Il était dans le canapé du studio, en fumette, et il a commencé à faire des trucs avec ses mains. Limite on se moquait de lui, mais lui, il était content. » On est tous un peu déçus par cette anecdote très simple, sans effet, une normalité à la Jul. Mais, au fond de nous, on pense à ce génial coup marketing créé sous l’effet du cannabis. Même les Américains n’ont jamais trouvé mieux.

Sandro regarde sa Rolex. Mon temps de parole arrive à sa fin, je veux plus d’infos et mes questions deviennent forcées, gênantes : « Il est marié ? » Hafid et Sandro répondent qu’il a même des enfants. Je demande comment le contacter. Sandro sort un billet et le pose sur le comptoir. « Jul, il change d’équipe tout le temps et personne ne sait où il habite. Mais il a besoin de personne maintenant. Il a compris que moins il parle, plus il est fort. Tout est dans sa musique. C’est comme ça qu’il parle aux gens. »

La France croit que je suis riche. Mais les sous des CD, j’en ai jamais vu la couleur.

Jul, dans une vidéo de 2015

Je pars glaner des infos chez mon coiffeur, un as de la coupe fraîche qui voit passer du beau monde sur son fauteuil inclinable. Dans son salon tourne « De retour », un vieux titre que Jul a sorti pendant le conflit juridique qui l’a opposé à son label Liga One Industry, en février 2015. « Nan tu rêves pas, ils veulent me supprimer / J’rentre pas dans leur jeu, j’sais que rimer. » Entre deux coups de tondeuse, le coiffeur me rappelle les faits de cette affaire qui avait secoué le monde du rap. « Le premier manager de Jul, c’était son ami Karim Tir. C’est lui qui l’a lancé. Mais Karim y s’est fait tuer en 2014, en mode commando, en plein Paris, en sortant du restaurant. Après l’assassinat, c’est un autre membre de la famille Tir, Yahcine, qui a repris Liga One. Mais en 2015, Jul annonce sur Facebook qu’il veut arrêter avec eux… »

Je suis allé voir cette vidéo, encore en ligne, où Jul raconte, casquette à l’envers et sourcils fendus : « On va vous expliquer les causes du départ, vu que personne comprend. […] Je suis parti par principe. On s’était dit des choses, ces choses-là elles n’ont pas été respectées. […] À l’heure qu’il est, toute la France elle croit que je suis riche, que je suis plein de sous. […] Les sous des CD, j’en ai jamais vu la couleur. » Le label assigne en procès le rappeur pour lui interdire l’usage de son propre nom, marque déposée par Liga One. Mais les deux parties finissent par trouver un terrain d’entente et se séparent définitivement. Jul peut continuer à s’appeler Jul et se lance en autoproduction en créant son label, D’or et de platine.

La vieille technique du rançonnement

En 2024, Jul doit être entendu comme témoin dans le procès des assassins de Karim Tir. Il ne se présente pas et écope d’une amende de 3 000 euros. À Marseille comme à Paris, la frontière est poreuse entre les rappeurs et le milieu. L’argent généré par les disques et le merchandising ne constitue que la partie émergée de ce que peut rapporter un gros bonnet du rap game. Un miniconcert de trois quarts d’heure en boîte de nuit peut monter à 80 000 euros, sans les cotisations vieillesse. S’il travaille tous les week-ends, un rappeur génère plus de billets de banque qu’un point de deal, avec moins de risques. En principe.

SCH, un autre rappeur star de Marseille, a perdu un de ses proches dans une fusillade visant sa voiture à la sortie de l’un de ces showcases à La Grande-Motte, en août 2024. Sur cet assassinat plane l’ombre de la DZ Mafia, une organisation criminelle des quartiers nord, spécialisée dans le narcobanditisme, qui sort du placard la vieille technique du rançonnement. Le procureur chargé de l’enquête confirme que SCH était la cible de l’attentat : « Il nous a dit […] faire l’objet de tentatives d’extorsion depuis un an. Et en raison de sa résistance, des menaces de mort depuis quatre mois l’ont conduit à changer ses habitudes. Pour une raison fortuite, il ne s’est pas trouvé dans la voiture. » Depuis, SCH vit loin de Marseille. Certains disent qu’il est Paris, d’autres à Lisbonne. Les rappeurs disparaissent, deviennent des icônes transparentes, des avatars numériques.

Après l’ère du shit, Le Creusot se cherche une nouvelle dignité

Février 2023


Après l’ère du shit, Le Creusot se cherche une nouvelle dignité

En 2018 et 2019, l’ancienne ville minière était devenue un hypermarché de la drogue. Depuis, la cité tente de redorer son blason.

Bavoirs pour bébé et linge de maison

En 2024, un étrange phénomène qui deviendra viral démarre en Allemagne. Pour reproduire le visuel d’un album de Jul, des fans trempent leurs mains dans de l’alcool, mettent le feu à leurs doigts et se filment en faisant le signe JUL sur le morceau « En live de Periscope ». La bizarrerie prend de l’ampleur et le rappeur est obligé d’intervenir : « Si vous pouviez arrêter, ça m’arrangerait… Ça fait plaisir mais je pense c’est dangereux, un peu, pour vous. » Le « un peu » d’un père qui s’inquiète pour ses enfants sans vouloir leur faire la morale.

Jul entretient un lien quasi filial avec sa communauté. Il la sollicite même pour lui demander quel style musical elle voudrait pour le prochain album. Cette relation fusionnelle est l’une des recettes de son succès. Lancé en 2015, D’or et de platine est aujourd’hui le premier label indépendant à avoir plus d’audience que certaines maisons de disques. Mais Jul arrive toujours à ses concerts non seulement en Twingo, mais en survêt-claquettes… de sa propre marque, qui vend aussi, à des prix très raisonnables, des bavoirs pour bébé et du linge de maison.

Jul, dans sa tête, c’est une usine à déceptions.

DJ Djel, membre fondateur de la Fonky Family

« Jul, ça va avec un retour du populaire dans la hype, estime Gilson Soares. Mais le fait qu’il soit un rappeur blanc a aussi permis d’ouvrir le rap à plein de gens qui ne se sentaient pas représentés par cette culture. » Il y a surtout cette musique addictive, qui fonctionne même quand on ne maîtrise pas les paroles. « Aujourd’hui, quand je mixe en soirée, les gens viennent me montrer leur écran de portable avec “JUL” écrit dessus, ou bien ils me font juste le signe des mains pour que je passe un de ses titres », raconte DJ Djel, qui revient d’une tournée en Asie où il a joué le rappeur marseillais dans chacune des boîtes où il est passé. « Il a fait entrer le rap français dans une autre dimension. »

Pour Gilson, il y a aussi cette atmosphère « très corse, îlienne », mais également « très raï ». « C’est le premier rappeur à dévoiler autant ses sentiments et ça a complètement ouvert sa musique aux filles. » Avec Jul, le rap n’est plus une musique de mecs qui se tapent le torse en fumant des pétards. Ses paroles au sourire triste touchent les cœurs. « Pour moi, ce qui ressort de Jul, c’est que c’est un mec déçu. Dans ses textes, tu sens qu’il a fait confiance et qu’il a été trahi. C’est une introspection permanente, dans sa tête c’est une usine à déceptions », conclut Djel, qui me file le numéro du patron de Recording Studio, où Jul continue d’aller enregistrer. « Y a des chances pour que tu le croises, là-bas. »

Recording Studio se trouve à Saint-Just, dans une zone périurbaine, à la lisière des quartiers nord. Son enseigne est à peine visible, cachée par des voitures garées devant. Christophe, le patron, me reçoit une clope à la main. « C’est important d’avoir un lieu anonyme, où les rappeurs se sentent à l’aise, pas observés. » Dans le sas, un canapé, une table en bois et une machine à café, un endroit simple où passe la crème du rap marseillais. « Comme le studio est grand, Jul vient quand il a besoin d’espace. C’est ici qu’il a enregistré “Bande organisée”. »

Un million de fans en file d’attente

En 2020, Jul réunit plus de cinquante rappeurs marseillais, des anciens et de nouvelles têtes, autour de l’album commun 13’Organisé. Il tourne le premier single au stade Vélodrome, avec Soso Maness, SCH, Naps, Kofs, entre autres. Le morceau « Bande organisée » – 550 millions de vues sur YouTube – lance le projet. Avec cette démarche collective, Jul remet en avant d’anciennes gloires et fait briller une nouvelle scène marseillaise. Mais surtout, il donne à tous les artistes présents le statut de producteur de l’album et, comme dans une coopérative, il répartit les bénéfices à parts égales.

Le succès colossal de 13’Organisé impose l’Ovni comme le patron discret du rap marseillais. Christophe, qui assure la technique sur ses gros concerts, le décrit comme quelqu’un de très réservé, dans son monde : « Il est toujours très concentré, très précis, mais surtout il est très stable, constant. C’est quelqu’un qui a connu le sport de haut niveau mais aussi la sueur des chantiers. Il a à la fois l’exigence et le goût de l’effort. Et je pense qu’il a une grande résistance à la pression. »

Je n’ai pas recroisé Jul. Je jette un œil sur la dernière photo qu’il a postée sur Instagram. Il est très affûté. Il a fondu depuis ses débuts. Comme s’il se préparait pour la suite. Son concert du 24 mai 2025 au Vélodrome affiche complet. Pour satisfaire son public – la « Team Jul » –, le rappeur a réservé une autre date pour la veille. Quand la vente en ligne s’est ouverte, à 9 heures du matin, plus d’un million de personnes étaient connectées, en file d’attente. Pour 60 000 places. Le serveur a saturé et il a planté. Jul a fait craquer le système.



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