J. D. Vance au Vatican ? L’Église face à l’Empire et contre le séparatisme chrétien | Le Grand Continent

Après le voyage express de la présidente du Conseil Giorgia Meloni à Washington pour rencontrer une nouvelle fois Donald Trump, c’est désormais le vice-président états-unien J. D. Vance qui est attendu à Rome ce vendredi 18 avril — un Vendredi Saint. Il paraît plus que probable que cette visite romaine comporte, pour le vice-président converti au catholicisme en 2019, une étape au Vatican, et peut-être même une rencontre avec le pape François. Il est bien sûr d’usage que les délégations diplomatiques reçues au Palazzo Chigi, spécialement celles en provenance de pays lointains, en profitent pour être également reçues au Palais apostolique du Vatican par le chef de l’Église catholique — et réciproquement. 

Mais dans le cas qui nous occupe, une telle rencontre à un tel moment serait triplement inhabituelle.

D’abord parce que l’Église catholique, qui vit la Semaine Sainte, acmé du Carême, entre désormais dans le triduum pascal, les trois jours les plus sacrés de l’année liturgique : l’Église se recueille alors sur le sens spirituel du mystère pascal  qu’elle célèbre, et le Saint-Siège réduit ou suspend alors ses voyages, audiences et activités diplomatiques habituelles, tant il est vrai que, pour le pape, le triduum s’apparente souvent à un marathon de cérémonies romaines éprouvantes, entre le lavement des pieds du Jeudi Saint — un rite que Jorge Mario Bergoglio a ouvert aux femmes, et qu’il a souvent accompli en milieu carcéral —, les méditations du chemin de croix public au Colisée le Vendredi Saint, la longue veillée pascale dans la nuit de samedi à dimanche, et, le lendemain, la messe solennelle suivie de la bénédiction Urbi et Orbi place Saint-Pierre.

Depuis quelques mois, deux visions très différentes de l’Église et du monde paraissent s’opposer, entre celle de son chef visible, et le vice-président de la première puissance mondiale, converti catholique.

Jean-Benoît Poulle

Ensuite, parce que le pape François, en l’espèce, est encore en convalescence prolongée après la sévère alerte qui l’a vu hospitalisé cinq semaines pour une pneumonie aggravée, laquelle, selon les révélations de son chirurgien, n’a pas été loin de l’emporter. Le pape Bergoglio s’est vu imposer par ses médecins une période de repos strict, qui passe notamment par le refus de tout programme chargé ou audience officielle  ; celle qu’il devait accorder au roi Charles III et à la reine Camilla d’Angleterre a été annulée, au profit d’une simple rencontre de courtoisie, au protocole simplifié. Depuis lors, néanmoins, le pape François a fait quelques apparitions inopinées en fauteuil roulant, place Saint-Pierre, lors du dimanche des Rameaux, et auparavant, à l’intérieur même de la basilique pour une visite privée. Une apparition déconcertante, puisque pour la première fois un pape se montrait en habits civils — pantalon sombre et maillot de corps recouvert d’une sorte de poncho argentin —, sans aucun ornement pontifical ou même insigne clérical  ; le pape François est encore apparu en public lors d’une visite à la basilique Sainte-Marie Majeure, une des quatre grandes basiliques romaines, pour laquelle il a une prédilection particulière, qui lui permet de manifester sa profonde piété mariale — c’est là qu’il souhaite être inhumé, comme sept autres papes avant lui. 

Enfin, et surtout, parce que cette rencontre prendrait sans doute des allures de confrontation : depuis quelques mois, deux visions très différentes de l’Église et du monde paraissent s’opposer, entre celle de son chef visible, et le vice-président de la première puissance mondiale, converti catholique. Dans une lettre pastorale aux évêques américains, le pape François s’est érigé contre la politique migratoire très répressive et la suppression des programmes d’assistance mis en œuvre par l’administration Trump. Chacun garde en mémoire le visage sombre et fermé du pape lors de l’audience officielle de Donald Trump au Vatican en 2017, au cours de son premier mandat ; ce dernier, bien davantage qu’un Emmanuel Macron — pourtant mieux et plus souvent reçu par François — avait pourtant respecté à la lettre le protocole en usage pour les audiences de chef d’Etat, jusque dans des aspects jugés désuets : une mantille noire pour les épouses de chefs d’Etat, là où seules les épouses légitimes de monarques catholiques sont autorisées à porter du blanc en présence du souverain pontife. Le président américain, on le sait, met en œuvre dans les évènements officiels un grand formalisme vestimentaire, parfois quelque peu suranné, notamment lors des soirées de gala  ; ce respect de l’étiquette détonne d’ailleurs en regard d’autres comportements du président Trump, qui, eux, rappellent sans doute davantage l’amateur d’UFC.

L’isolationnisme radical que défend Vance, avec plus de constance que Trump, peut in fine apparaître comme la transposition dans les domaines diplomatique et économique du communautarisme chrétien à tendance séparatiste.

Jean-Benoît Poulle

Le nationalisme « bénédictin » de J. D. Vance

De manière apparemment paradoxale, J. D. Vance est à la fois plus prévisible et, en un sens, moins protocolaire que Trump. Certains le voient également comme plus idéologue et plus dangereux. Au sein de la nouvelle administration, tiraillée de toute part, il a représenté une ligne anti-européenne affirmée, et ne s’est pas privé d’attaquer constamment les instances dirigeantes du continent, y compris lors de son retentissant discours à la conférence de Munich sur la sécurité. Pourtant, l’on pourrait s’attendre à ce que, en tant que défenseur attitré du rôle culturel du christianisme, il endosse davantage l’héritage du seul continent où le christianisme a donné lieu à une véritable Chrétienté. Parmi les influences intellectuelles que Vance revendique, nombreux, en effet, sont les penseurs européens, même établis aux États-Unis, comme René Girard (1923-2015), le grand théoricien de la violence mimétique, dont la réception a été plus aisée outre-Atlantique qu’en France, où il a longtemps été ignoré ou combattu.

Pour ce qui regarde les rapports de l’Église avec la société, Vance s’est également déclaré très influencé par l’intellectuel américain Rod Dreher (né en 1967), éditorialiste à The American Conservative.

Élevé dans le protestantisme méthodiste, Dreher s’est tout d’abord converti au catholicisme en 1993, avant de rejoindre en 2006 le christianisme orthodoxe, à ses yeux meilleur garant d’une Tradition authentique. Les conceptions communautaires de Dreher ont été exprimées dans son livre le plus connu, The Benedict Option (traduit en français sous le titre Le Pari bénédictin), un titre inspiré du philosophe Alasdair MacIntyre . Dans cet ouvrage, Dreher assimile la société libérale post-moderne, de plus en plus éloignée des « valeurs chrétiennes » (en particulier dans le domaine des politiques de genre), à de nouvelles « invasions barbares », semblables à celles qui mirent fin à l’Empire romain christianisé aux IVe-Ve siècles ; face à la survenue de ce « nouvel âge sombre », les chrétiens devraient s’inspirer de la solution mise en œuvre au siècle suivant par saint Benoît de Nursie (480-547), un des pères fondateurs du monachisme occidental : de petits îlots de chrétienté communautaire, où serait conservée précieusement le trésor de la connaissance sacrée et la pratique assidue des vertus chrétiennes. En attendant des jours meilleurs, ces îlots de vie fervente devant se consacrer à la perpétuation et la dissémination réticulaire d’une religion pure de toute compromission, mais aussi renoncer totalement à convertir la société environnante pour y porter un discours majoritaire. Ce livre a occasionné des débats nourris, en ce qu’il paraissait légitimer un communautarisme chrétien comme mode de survie dans des sociétés postchrétiennes, ou « sorties de la religion » . Il est intéressant de constater qu’approbateurs et détracteurs du livre se sont joués des frontières confessionnelles comme politiques : The Benedictine Option a eu des défenseurs de toute confession, et des critiques venues des liberals et progressistes comme du camp conservateur. Il faut aussi noter que Vance, même s’il a en commun avec Dreher un programme familialiste (érigeant en priorité le « droit à la vie ») et communautaire, ne partage sans doute pas toutes ses conclusions. 

Cette thèse, qu’elle soit jugée « programmatique » pour Vance ou non, n’en soulève pas moins différents paradoxes, qui peuvent lui être adressés du dedans comme du dehors de l’Église, et qui orientent aussi la lecture que le Saint-Siège peut faire des bouleversements en cours dans l’administration Trump. Pour ce qui regarde la conception de l’histoire mise en œuvre par Dreher, on peut d’abord constater que celui-ci fait une lecture des « Grandes Invasions » fréquente chez les historiens romantiques, mais qui n’est plus guère de mise dans l’historiographie actuelle : le monachisme avait pour but premier de se rapprocher de Dieu par la pénitence et l’ascèse, non de se protéger « d’invasions barbares », lesquelles n’ont d’ailleurs pas pris la forme que leur prête Dreher d’un ouragan dévastateur, mais d’un processus relativement lent et graduel. Ces mêmes peuples et rois « barbares », d’ailleurs, ont le plus souvent adopté le christianisme, fût-ce une de ses variantes hétérodoxes (arianisme, homéisme) qui s’effacèrent finalement elle-même devant la « Grande Église » catholique : quel besoin y avait-il, dès lors, de protéger le christianisme de peuples qui l’avaient embrassé  ? Si les monastères jouèrent certes, au Haut Moyen Âge, un rôle de conservatoire de la culture écrite qui recula hors de leurs clôtures, il faut remarquer que la « culture chrétienne » (au sens du corpus des écrivains sacrés) ne fut d’ailleurs pas la seule à être perpétuée par eux : les moines « sauvèrent » en fait bien davantage la culture païenne antique, en ce sens qu’elle fut chez eux relativement entretenue et copiée, à l’écart d’un milieu ambiant métamorphosé par les changements sociaux, et en passe de l’oublier.  

Un autre paradoxe de la thèse de Dreher ou, si l’on veut, une autre critique à lui adresser, est que la voie communautaire ainsi tracée semble faire bon marché de l’universalité du message chrétien, proclamée depuis ses origines évangéliques  : le christianisme est constitutivement universel, de même que l’Église qui a pour mission de le communiquer, l’Église catholique se revendiquant, dans son nom même, universelle. Il n’y a dès lors pas de sens à revendiquer un ancrage communautaire du christianisme tel qu’il soit considéré comme le bien propre et exclusif d’une culture, d’une ethnie ou d’une nation. À cet égard, le « nationalisme chrétien » que Vance (qui, certes, s’écarte sur ce point de Dreher) prétend vouloir retrouver, s’il est bien adossé sur l’exceptionnalisme américain de la « destinée manifeste », ne peut aboutir qu’à des apories, à moins qu’il ne signifie autre chose que la redécouverte de l’esprit chrétien des Pères fondateurs. 

Même d’un point de vue catholique conservateur ou traditionaliste, l’idée communautaire voire séparatiste du « Pari bénédictin » paraît entrer directement en contradiction avec la doctrine de la royauté sociale du Christ telle qu’elle a été formulée par Pie XI dans l’encyclique Quas primas (1925) : de même que, selon elle, Jésus Christ doit régner sur toutes les sociétés — et donc tâcher de gagner à lui celles qui ne lui sont pas acquises —, de même l’Église ne peut renoncer à s’adresser à tous, en vue de la conversion, ou, plus récemment, du témoignage. On arguera, avec raison, que le pape François est très différent de Pie XI, et qu’il n’a pas les visées totalisantes de son prédécesseur. Mais ici encore, il semble que les conceptions ecclésiologiques bergogliennes diffèrent notablement des idées de Dreher : le pape François souhaite une Église décentrée d’elle-même, dé-mondanisée, à la rencontre des périphéries sociales et existentielles ; une Église, en somme « en sortie » dans un monde hostile, avec l’image souvent reprise de l’hôpital de campagne. Il existe certes à ce dernier égard des points de convergence, ténus mais réels entre la vision bergoglienne et le « pari bénédictin » ; les moines ne furent-ils pas parmi les premiers fondateurs d’hôpitaux et de dispensaires pour leurs hôtes de passage ? Cependant, là où Dreher installe l’idée d’un repli communautaire, qui n’est que souterrainement fécond, le pape François plaide au contraire pour une Église ouverte, en mission, prêchant humblement à tous par l’exemple plutôt que par des discours prosélytes.

Le « nationalisme chrétien » que Vance prétend vouloir retrouver ne peut aboutir qu’à des apories — à moins qu’il ne signifie autre chose que la redécouverte de l’esprit chrétien des Pères fondateurs. 

Jean-Benoît Poulle

Un troisième paradoxe, certes moins imputable à Dreher  qu’à Vance, réside dans le fait que saint Benoît a été érigé par Paul VI en 1964 en saint patron de l’Europe : le monachisme bénédictin, sa mise en culture de la terre comme son amour de l’étude intellectuelle  — de même que toutes les autres formes de vie monastique et communautaires qui se sont inspirées de lui — a si fortement marqué de son empreinte le continent européen qu’il a valeur de fait de civilisation, comme aimait à le rappeler Benoît XVI, pape d’esprit européen et bénédictin s’il en fut. D’une certaine manière, on peut même dire que la « civilisation monastique » a été l’aspect le plus emblématique de la Chrétienté en Europe occidentale. Or tout se passe désormais comme si J. D. Vance considérait l’Europe comme une marâtre abâtardie et un continent indigne de son noble héritage religieux. Cet héritage, les institutions européennes actuelles le renieraient en s’ouvrant à tout va à de nouveaux « envahisseurs » du Sud global, ceux-là guère empressés de se convertir. On aura reconnu la parenté de cette conception avec les thèses du grand remplacement, qu’on le considère ou non comme téléguidé d’en haut. L’Europe, semble croire le vice-président, en reniant sa matrice chrétienne, aurait perdu son rôle de porte-flambeau des valeurs universelles, et de défenseur de l’Etat de droit. Elle devrait alors renoncer à se poser en guide éclairée des autres continents (Vance ne dédaigne pas adopter des accents anticolonialistes), et cesser de faire la leçon à une nation, les États-Unis, qui reprend l’héritage chrétien qu’elle avait délaissé : ultime avatar surprenant de la translatio imperii

L’isolationnisme radical que défend Vance, avec plus de constance que Trump, peut in fine apparaître comme la transposition dans les domaines diplomatique et économique du communautarisme chrétien à tendance séparatiste pour lequel plaide Dreher dans Le Pari bénédictin. Ce faisant, tous deux mettent à distance, ou du moins transforment profondément le legs de la tradition chrétienne qu’ils prétendent de bonne foi défendre, et entrent en contradiction avec les visées universalistes et missionnaires de l’Église, comme, plus conjoncturellement, avec les priorités du pontificat bergoglien. Dreher, en passant à l’orthodoxie, s’est certes montré conséquent en se soustrayant au magistère catholique  ; mais qu’en est-il de Vance, qui connaît très bien la doctrine sociale de l’Église et l’invoque souvent  ?

Une « hérésie américaniste » à l’envers

Un ultime paradoxe de cet affrontement est qu’il semble rejouer, mais à fronts renversés, un épisode de tension dans les relations entre certains catholiques des États-Unis et le Saint-Siège des années 1890 aujourd’hui relativement oublié, la crise de l’américanisme.

La hiérarchie de l’Église catholique américaine, d’abord confrontée à l’hostilité de la vieille élite anglo-saxonne, avait ensuite considéré les valeurs nouvelles de ce « pays neuf », le libéralisme philosophique, la liberté de conscience et la pluralité religieuse, comme de formidables opportunités de développement : et de fait, l’Église états-unienne connaissait à la fin du XIXe siècle une croissance numérique et relative très importante dans la société américaine ; elle se déployait aussi dans de multiples secteurs d’activité, avec des œuvres sociales très importantes, qui attiraient à elle de nombreuses populations immigrées, et parfois des paroisses nationales . Léon XIII — pourtant le pape de Rerum novarum, texte fondateur de la doctrine sociale de l’Église — vit dans une telle configuration plus de périls réels que de chances alléguées : en 1899, par la lettre apostolique Testem benevolentiae nostrae adressée au cardinal Gibbons, primat des États-Unis d’Amérique, il condamna la nouvelle « hérésie américaniste » chez les catholiques américains, à vrai dire plutôt un état d’esprit qu’une hérésie constituée. 

Les tensions entre le Vatican du pape François et les courants conservateurs et communautaires des catholiques états-uniens — ceux de Vance et Dreher — se tiennent sur des positions quasi-exactement inverses.

Jean-Benoît Poulle

« L’hérésie » reposait d’une part dans la suprématie accordée à l’activisme missionnaire et social, les vertus actives, au détriment de la traditionnelle primauté des  vertus passives pratiquées dans la vie religieuse, la prière, l’ascèse pénitente et la vie intérieure ; d’autre part, elle était coupable de considérer le pluralisme religieux comme une chance pour le développement de l’Église, au lieu de s’en tenir à le déplorer, comme les papes l’avaient tous fait au cours du XIXe siècle. C’était en quelque sorte une hérésie qui péchait par optimisme face au monde moderne. La lettre condamne, enfin, l’idée d’un particularisme américain nécessaire dans l’organisation de l’Église, au profit du centralisme romain unificateur. En tant que tel, l’américanisme ne fut sans doute qu’un épisode mineur et modéré de la grande crise moderniste, aux conséquences intellectuelles autrement plus lourdes . Mais il est frappant de constater aujourd’hui que les tensions entre le Vatican du pape François et les courants conservateurs et communautaires des catholiques états-uniens — ceux de Vance et Dreher — se tiennent sur des positions quasi-exactement inverses : l’avocat du modèle de la vie contemplative et du rejet radical du monde moderne sécularisé, au risque du séparatisme chrétien, c’est aujourd’hui l’Américain Dreher, tandis que c’est le pape François qui se fait le défenseur d’une présence active de l’Église dans le monde, et d’une appréhension résolument positive de la diversité de religion — ainsi qu’il l’a rappelé dans la déclaration d’Abu Dhabi — considérée comme une chance pour l’Église — au risque de l’activisme humanitariste ? 

Entre des Américains héritiers des ultramontains mais devenus opposants à la politique du Saint-Siège, et un pape peut-être moins culturellement anti-américain que doctrinalement néo-américaniste — les termes du débat ayant de toute manière changé depuis Vatican II —, ce sont bien deux conceptions divergentes de l’avenir de l’Église, et aussi deux modèles de la vie en commun, qui sont amenés à s’affronter inévitablement.



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