
Détruire à tâtons — puis tout casser : la disparition de l’État en Amérique
En janvier 1989, dans son discours d’adieu à la Nation, Ronald Reagan esquissait sa vision des États-Unis : une lumière dans les ténèbres, une « cité sur la colline » selon l’image forgée par le puritain John Winthrop au XVIIe siècle.
Trente-six ans plus tard, cette vision est devenue un lointain mirage.
En 2025, alors que l’administration Trump s’acharne à démanteler les institutions américaines dans la hâte et la fureur, l’hégémonie stratégique acquise par Washington dans la séquence qui avait suivi la chute de l’URSS s’effrite dangereusement. L’idéal rêvé par Reagan — une « fière cité bâtie sur des rochers plus solides que l’océan, battue par les vents, bénie de Dieu et où les peuples vivent en paix » — sonne aujourd’hui comme la relique poussiéreuse d’un âge révolu.
Vu d’Europe, ce malaise américain ne représente peut-être que le début d’un cataclysme stratégique aux proportions insoupçonnées — un effondrement intérieur susceptible de faire imploser l’Union elle-même.
Pour s’y préparer, les dirigeants européens devraient connaître ses origines.
Car si une majorité d’entre eux, de Copenhague à Bruxelles en passant par Paris et Berlin, ont été pris de court par la brutalité avec laquelle Trump a limogé des milliers de fonctionnaires et fermé des pans entiers de l’administration, cette crise de l’État en Amérique ne date pas d’hier.
Elle s’est mise en marche dès les années 1980, alimentée par une polarisation politique de plus en plus féroce. Tandis que les successeurs de Reagan réaffirmaient le leadership américain en Europe après la chute du mur de Berlin, un malaise croissant gagnait les États-Unis : la mondialisation — perçue comme une menace pour les emplois américains — allait devenir le principal clivage à Washington.
La bataille acharnée pour dissoudre l’État américain est en train de redessiner ses relations avec le reste du monde.
Alexander Clarkson
Dans ce climat anxiogène, la récession du début des années 1990 scelle le sort de George H. W. Bush, battu en 1992 par Bill Clinton. Au printemps de la même année, les émeutes de Los Angeles, déclenchées par la violence policière, font éclater la colère afro-américaine en Amérique du Nord. En parallèle, un ressentiment grandissant vise les travailleurs immigrés venus d’Amérique latine. Le discours de Pat Buchanan sur la « guerre culturelle » à la convention républicaine de 1992, tout en choquant alors une partie de l’opinion, révèle qu’une dynamique irréversible est en marche : la droite américaine est en train de se radicaliser.
Même si les États-Unis dominaient encore les marchés financiers et la révolution technologique, des attentats perpétrés par l’extrême droite — comme celui d’Oklahoma City en 1995 — annonçaient un basculement : la haine des institutions démocratiques et de l’ordre mondial libéral gagnait du terrain jusque dans les marges rurales et périurbaines du pays.
Le 6 janvier 2021, lorsque des émeutiers d’extrême droite tentent d’empêcher la transmission du pouvoir à Joe Biden, c’est toute la promesse de Reagan qui part en fumée.
Le mal est profond, ancré. Aujourd’hui, il se manifeste par l’entrelacement toxique entre une démocratie intérieure dysfonctionnelle et des bouleversements globaux — commerce, sécurité, influence — qui rongent les États-Unis de l’intérieur.
Impossible de comprendre ce qui est en jeu pour l’ordre mondial sans faire le lien entre ces deux fronts.
Car la bataille acharnée pour dissoudre l’État américain est en train de redessiner ses relations avec le reste du monde.
Pour l’Europe, c’est une menace colossale.
Longtemps colonne vertébrale du système d’alliances occidentales, les États-Unis semblent un pays de plus en plus fragile. Si certains espèrent encore que les années Trump ne seront qu’un accident de parcours, les signes s’accumulent : ce que vivent les États-Unis aujourd’hui, c’est peut-être une décomposition structurelle de leur ordre constitutionnel.
Et à mesure que la situation empire à Washington, l’Europe se retrouve face à des questions urgentes, potentiellement existentielles : et si les États-Unis cessaient d’être un partenaire fiable, non pas pour quelques années — mais pour de bon ? Quelles seraient les conséquences d’un effondrement de l’État en Amérique sur la sécurité et l’économie européennes ? Comment se préparer à un tel scénario ?
Ce que vivent les États-Unis aujourd’hui, c’est peut-être une décomposition structurelle de leur ordre constitutionnel.
Alexander Clarkson
Un État failli dans la plus vieille démocratie du monde
Les alliés comme les adversaires des États-Unis ont été pris de court par la vitesse à laquelle l’équipe Trump a démantelé les structures de l’État fédéral.
À Washington, cette aversion pour les rouages élémentaires du gouvernement n’est pourtant pas apparue avec le trumpisme. Depuis plus d’un demi-siècle, le Parti républicain a semé, patiemment, une hostilité diffuse envers l’État lui-même — ses agents, ses lois, son existence même.
Pendant ce temps, en Europe et en Asie, des dirigeants politiques ont poursuivi, tête baissée — et souvent feignant de ne rien voir — une collaboration de plus en plus étroites avec la nouvelle porte d’entrée économique des États-Unis : la Silicon Valley.
Aveuglés par les promesses de modernisation, ils ont préféré ignorer que certains techno-césaristes avec qui ils passaient des contrats colossaux, comme Peter Thiel ou Elon Musk, viraient peu à peu vers un autoritarisme affiché et assumé.
Car avant même que Trump n’arrive au pouvoir en 2016, l’inquiétude montait déjà. Les guerres menées par George W. Bush en Afghanistan et en Irak avaient détourné l’attention des fractures internes : pendant qu’on parlait de terrorisme, de pétrole et d’axe du mal, les fondations de l’État américain commençaient à se fissurer.
Lors de son premier mandat, l’arrogance spectaculaire de Trump a monopolisé toute l’attention.
Dans l’ombre, des figures plus aguerries comme James Mattis à la Défense ou Steve Mnuchin au Trésor tenaient tant bien que mal la boutique. Avant la pandémie de Covid-19, cette résistance institutionnelle avait pu laisser croire que les États-Unis tiendraient bon. Beaucoup d’Européens s’accrochaient alors à l’idée que cette crise de gouvernance, bien visible pourtant, n’était qu’un passage à vide.
Mais une fois Biden élu en 2020, certains observateurs américains, plus lucides, continuèrent à tirer la sonnette d’alarme.
Edward Knudsen, notamment, décrivait un engrenage dangereux : la dégradation des indicateurs sociaux — comme l’augmentation des inégalités — érode la confiance et la responsabilité démocratique, ce qui fragilise les institutions de gouvernance… aggravant en retour la situation économique.
Collecter des impôts, fournir des services publics, protéger le pays : tout cela repose sur la capacité de l’État. Sans recettes fiscales, sans personnels compétents, sans administration efficace, aucune administration — démocrate ou républicaine — ne peut appliquer son programme.
Cette capacité étatique est la base de tout : la crédibilité des titres financiers américains, la puissance de feu de l’armée, l’efficacité des institutions internes. Aujourd’hui, avec la montée de la polarisation politique et l’effondrement des structures, les États-Unis risquent de voir cette capacité s’effondrer totalement, avec des conséquences majeures pour l’ordre mondial.
Alors que l’administration Trump s’emploie à démanteler les institutions qu’elle juge hostiles à son programme, les États-Unis semblent pris dans une dynamique que Carolyn Nordstrom décrivait déjà en 2008 : « …des systèmes financiers présentés comme légaux, mais en réalité façonnés par des actions extra-légales non régulées, ne peuvent rester stables… lorsque des services essentiels comme la nourriture, l’eau potable, le logement sûr, les médicaments, les transports critiques et la sécurité ne peuvent plus être assurés — les institutions perdent toute viabilité. »
Bien avant que Trump n’annonce sa première candidature à la présidence en juin 2015, un enchaînement de tendances politiques, juridiques et institutionnelles avait déjà préparé le terrain à cette vision dystopique d’un État en faillite.
Parmi tous ces facteurs, c’est probablement la polarisation extrême de la vie politique depuis les années 1990 qui aura eu l’effet le plus destructeur à long terme.
Dès l’élection de Bill Clinton en 1992, une part significative de la droite conservatrice exprimait une frustration profonde — pas seulement politique, mais existentielle. Rapidement, même des élus républicains modérés et des commentateurs influents ont commencé à contester la légitimité de tout gouvernement qui ne partageait pas leur vision : un conservatisme culturel solidement enchâssé dans une idéologie de rejet de l’État.
Sous la houlette de Newt Gingrich, devenu chef de la majorité républicaine à la Chambre après les élections de mi-mandat de 1994, un nouveau style a émergé pour bloquer le fonctionnement de l’État : prendre en otage les organes élémentaires du gouvernement, instaurer le blocage comme méthode, et imposer des coupes budgétaires radicales en dépit de l’opposition du président Clinton.
Cette stratégie de chantage parlementaire s’est rapidement institutionnalisée. De style marginal, elle est devenue un modèle qui s’est industrialisé à Washington. Sous Clinton, puis sous Obama et sous Biden, les législateurs républicains les plus alignés sur l’extrême droite ont utilisé les mêmes leviers pour paralyser l’État : empêcher l’adoption du budget, bloquer les nominations, saboter les traités.
Sans recettes fiscales, sans personnels compétents, sans administration efficace, aucune administration — démocrate ou républicaine — ne peut appliquer son programme.
Alexander Clarkson
Avec le temps, ce qui aurait été perçu autrefois comme une attaque grave voire impensable contre la stabilité démocratique — menacer le gouvernement de shutdown, c’est-à-dire en paralyser le fonctionnement — est devenu une pratique banale. Un signe supplémentaire de la décomposition institutionnelle. Une habitude qui a porté la confiance des citoyens dans les autorités publiques à des niveaux historiquement bas, avant même la réélection de Trump en 2024.
Cette paralysie chronique, nourrie par la rhétorique républicaine dénonçant la corruption et la décadence des institutions fédérales, a aggravé les dysfonctionnements internes.
Aux États-Unis, chaque président peut nommer plus de 4 000 responsables politiques dans les administrations — là où, dans d’autres démocraties, ces fonctions restent confiées à une haute fonction publique neutre.
Or avec la disparition d’un consensus constitutionnel entre les partis, chaque alternance entraîne des revirements brutaux, aussi bien dans la politique intérieure que dans la stratégie internationale. À cela s’ajoute un changement de discours idéologique : la droite radicale ne cherche plus à réformer l’État, mais à le délégitimer entièrement — en le présentant comme l’origine de tous les maux.
Ce climat a produit un sous-investissement chronique : salaires bloqués, budgets réduits à peau de chagrin, retard dans la transition numérique. Avec une conséquence alarmante : une hémorragie des talents. Là encore, il n’a pas fallu attendre la première victoire de Donald Trump en 2016 pour que les jeunes diplômés, les experts et les hauts fonctionnaires les plus qualifiés quittent l’administration pour rejoindre un secteur privé mieux payé et moins clivant.
Depuis la réélection de Trump en 2024, cette fuite s’est accélérée.
De jeunes responsables républicains plus radicaux, appuyés par le soutien technologique et infrastructurel des milliardaires de la Silicon Valley, ont entrepris de scier méthodiquement les fondations les plus solides de l’État. Les meilleurs profils, lassés ou inquiets, quittent le navire.
Des agences cruciales comme USAID ou le ministère de l’Éducation sont vidées de leur substance, rendues exsangues, voire supprimées. La compétence est marginalisée. Même les institutions vitales à la sécurité nationale manquent désormais d’expertise suffisante pour répondre aux menaces de plus en plus complexes qui s’abattent sur les États-Unis.
Cette dégradation généralisée touche aussi la justice. Autrefois perçue comme un pilier de stabilité aux États-Unis — notamment pendant la guerre froide — elle a été, elle aussi, contaminée par la logique de la polarisation partisane extrême. Depuis la fin des années 1980, la politisation des nominations judiciaires a nourri la défiance, aussi bien chez les Démocrates que chez les Républicains. Les combats autour des juges de la Cour suprême sont devenus existentiels : interpréter la loi est devenu moins important que de faire triompher une ligne politique.
Or comme l’ont souligné Miles Armaly et Elizabeth Lane en 2023 : plus le public perçoit la Cour comme influencée par des critères partisans, idéologiques, et extra-judiciaires, plus il doute de l’indépendance réelle du pouvoir judiciaire.
Même les institutions vitales à la sécurité nationale manquent désormais d’expertise suffisante pour répondre aux menaces de plus en plus complexes qui s’abattent sur les États-Unis.
Alexander Clarkson
Cette érosion de confiance fragilise encore davantage la légitimité de l’État y compris aux yeux des électeurs les plus modérés, autrefois garants politiques du modèle fédéral.
Si les attaques contre l’État de droit et les capacités étatiques des États-Unis reflètent les ambitions autoritaires d’une partie de l’entourage de Trump, leurs conséquences pourraient être inverses à celles que recherchent les tenants du Projet 2025 ou du mouvement MAGA.
C’est l’un des paradoxes les plus criants de la théorie du pouvoir de la nouvelle élite contre-révolutionnaire à Washington : en théorie, politiser l’administration fiscale, la police fédérale ou les agences de sécurité leur aurait permis de sécuriser une emprise durable sur le pouvoir ; en pratique, le chaos provoqué par cette approche précipitée affaiblit l’appareil d’État au point de le rendre inopérant.
Là où la Russie de Poutine, la Turquie d’Erdogan ou la Hongrie d’Orban ont consolidé leur autoritarisme en capturant les institutions progressivement, l’administration Trump s’acharne dans une stratégie de destruction massive et sans méthode. Le résultat est aujourd’hui explicite : un gouvernement central débordé, divisé, en sous-effectif et, surtout, incapable d’imposer son autorité.
[Le paradoxe de l’autorité au cœur du trumpisme : lire notre entretien avec Curtis Yarvin]
Si la répression visible — notamment contre les migrants — attire l’attention du monde, elle masque un fait plus grave : les infrastructures fiscales sont dégradées et les marchés financiers deviennent méfiants. Or aucun projet autoritaire ne peut tenir sans un minimum de stabilité budgétaire.
Si cette tendance se poursuit, des États puissants comme la Californie, l’Illinois ou l’État de New York — tous dirigés par des démocrates — pourraient être tentés de renforcer leur contrôle sur des leviers essentiels de gouvernance : la police, la fiscalité, les circuits logistiques. Face à eux, un pouvoir fédéral affaibli continuerait à courir après des objectifs autoritaires sans avoir les moyens des ambitions impérialistes de Washington.
Dans le pire des scénarios, ce bras de fer entre centre fédéral et États fédérés pourrait dépasser le simple blocage institutionnel. Il pourrait dégénérer et glisser vers une fragmentation réelle de l’autorité — voire une guerre civile.
La métamorphose : le chaos civil américain et le risque de contamination mondiale
L’accélération du processus de destruction de l’État américain depuis la réélection de Trump a déjà des conséquences profondes sur la place des États-Unis dans le monde.
Comme toutes les grandes puissances confrontées à l’érosion de leur hégémonie, la survie de la domination économique et militaire des États-Unis dépend d’abord de leur stabilité politique interne. Or pour leurs alliés européens au premier chef, les implications d’un effondrement potentiel de l’Union américaine sont immenses.
Depuis 1945, la capacité de l’OTAN à dissuader la Russie et d’autres acteurs menaçants pour l’Alliance repose sur un postulat de base : les États-Unis sont un acteur stable, organisé, nucléaire doté d’un commandement militaire discipliné, et prêt à s’engager durablement.
Mais après trente années d’une polarisation néfaste pour Washington, et trois mois de casse méthodique de l’appareil d’État par l’administration Trump, ce présupposé vacille. Les États-Unis sont désormais l’organe malade de l’Alliance atlantique. Et même si un futur gouvernement américain décidait de rebâtir son réseau de partenariats historiques, ses alliés d’hier seraient en droit de douter : peut-on signer à long terme avec un pays donc le système politique est aussi instable et polarisé.
La cohésion interne des États-Unis est également ce qui garantit leur poids dans le commerce et les marchés financiers mondiaux.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, le dollar et les bons du Trésor américain sont devenus les piliers du système financier international — des refuges stables pour les investisseurs. Or leur solidité repose non seulement sur les fondamentaux économiques, mais aussi sur la stabilité politique et institutionnelle du pays. Si la crise de la capacité étatique, accélérée par l’impatience autoritaire de Trump, érode cette confiance, les conséquences pourraient être brutales.
Un effondrement de la confiance en la capacité du gouvernement américain à gérer son économie aurait des répercussions considérables au plan mondial — que l’Union aurait du mal à contenir.
Alexander Clarkson
Selon l’analyste George Saravelos de la Deutsche Bank, cela pourrait déclencher une dynamique de « dédollarisation » rapide : une fuite massive hors du dollar, provoquant un choc global avant même qu’une alternative crédible ne soit trouvée — et tout en sachant qu’aucune autre devise, à court terme, ne pourrait jouer le rôle de monnaie de réserve mondiale.
L’Union, dont les échanges commerciaux et les services financiers sont profondément liés aux États-Unis, sera directement touchée par toute décision perturbatrice. Les tentatives actuelles de Trump d’imposer des tarifs punitifs à toutes les nations exportatrices — si elles sont confirmées après la « pause » de 90 jours — affecteront inévitablement la prospérité européenne.
À long terme, l’Union pourrait bénéficier d’un déplacement des investissements mondiaux vers des actifs sûrs comme l’euro ou les obligations d’État allemandes. Mais tant que le dollar joue un rôle aussi dominant dans le commerce international et les réserves souveraines, les banques européennes, exposées aux actifs libellés en dollars, risquent de sombrer dans une crise financière mondiale. L’interaction entre ce dysfonctionnement de la politique américaine et les turbulences financières empire la situation. La politique tarifaire de Trump nuit à la coopération réglementaire avec les partenaires européens et les économies de pays comme l’Allemagne et l’Irlande ont déjà commencé à en faire les frais.
C’est pourquoi, au-delà de la perte d’un allié stratégique sur le plan militaire, le risque financier et économique pour l’Union est sans doute le plus important tant l’interdépendance des systèmes est grande : les investissements directs des entreprises américaines génèrent des millions d’emplois en Europe et les entreprises européennes dépendent des marchés financiers américains — laissant certains secteurs vulnérables aux conséquences du chaos américain.
De plus, les entreprises européennes de technologie et d’industrie s’en remettent presque entièrement aux plateformes américaines sans lesquelles la plupart des acteurs continentaux ne pourraient pas tenir. À mesure que les États-Unis deviennent de plus en plus hostiles et s’enfoncent dans une crise interne majeure, ces dépendances créent des faiblesses stratégiques dangereuses.
Un effondrement de la confiance en la capacité du gouvernement américain à gérer son économie aurait des répercussions considérables au plan mondial — que l’Union aurait du mal à contenir. Si la liquidation des positions en dollars par les investisseurs devait déclencher une fuite de capitaux avant que la Banque centrale européenne (BCE) n’ait développé des actifs sûrs, cela créerait une situation de pénurie de liquidités financières, ouvrant un cas de figure comparable à celui de la crise de 2008.
Dans un tel scénario et avec une Réserve fédérale américaine ayant perdu toute fiabilité, même la BCE — malgré ses vastes ressources — aurait du mal à contenir un tsunami de panique sur les marchés.
En Europe, survivre dans un monde post-américain
Pour les Européens, la possible disparition des capacités et des attributs de l’État en Amérique n’est pas un scénario lointain.
Pourtant, elle s’y est singulièrement peu préparée.
Même lorsqu’il était question de développer son autonomie stratégique pour retrouver une marge de manœuvre par rapport aux États-Unis, l’Union a toujours dû compter sur un système de sécurité transatlantique stable pour développer son rôle d’acteur mondial. Si les États-Unis se retirent de leurs engagements mondiaux, elle devra relever des défis économiques et militaires existentiels en n’utilisant que ses ressources propres.
Un retrait américain laisserait l’Europe exposée à des pressions géopolitiques qu’elle n’a jamais eu à affronter seule depuis plus de quatre-vingts ans.
L’Union a toujours compté sur la puissance militaire américaine pour la dissuasion, le renseignement, la logistique et le leadership stratégique. Parallèlement, la capacité de la Réserve fédérale à agir rapidement face aux crises des marchés financiers a souvent permis à l’Europe de gagner du temps pour réagir à son tour avec ses structures institutionnelles plus lentes. Si ce soutien disparaissait, l’Europe devrait accélérer la construction de sa résilience, de son autonomie stratégique et de l’agilité institutionnelle de ses institutions communes — dans un cadre totalement nouveau.
Pour survivre dans un monde post-américain, l’Europe doit donc d’urgence prendre le chemin inverse de celui pris par Washington et renforcer ses structures financières, économiques et monétaires.
Pour les Européens, la possible disparition des capacités et des attributs de l’État en Amérique n’est pas un scénario lointain. Pourtant, elle s’y est singulièrement peu préparée.
Alexander Clarkson
Une résilience économique basée sur la monnaie : pour une géopolitique de l’euro
Dans un contexte où le dollar ne serait plus un actif sûr, les Européens n’auront d’autre choix que de diversifier leurs systèmes financiers et réduire leur dépendance aux marchés obligataires américains. Alors que la valeur du dollar et des obligations du Trésor américain sont déjà instables depuis le retour de Trump, la Commission européenne et la BCE ont des incitations structurelles fortes à promouvoir davantage l’usage de l’euro dans le commerce mondial et l’émission de dettes internationales.
Pour renforcer ce que Pawel Tokarski appelle le « soft power monétaire » de l’Europe, l’Union devra encourager les marchés émergents en Afrique et en Asie à se détourner du dollar en nouant des partenariats stratégiques obligeant de passer par l’euro pour les transactions transfrontalières.
Dans le cadre d’un effort plus large visant à accroître la part de l’euro dans les réserves internationales et à réduire la dépendance de l’Europe à l’égard des services financiers américains, la mise en œuvre des recommandations du rapport Draghi en faveur d’un marché européen des capitaux plus intégré permettrait aux Européens de disposer d’une capacité d’absorption des chocs budgétaires et monétaires en cas de crise des marchés.
En parallèle, ces mouvements permettraient d’éliminer les barrières à l’investissement entre les États membres et favoriseraient les instruments financiers paneuropéens — essentiels pour financer la modernisation verte des infrastructures et pour soutenir un réarmement à grande échelle à travers l’Europe.
Si le marché des obligations américaines venait à s’effondrer complètement en raison des tensions internes croissantes, l’Union serait sous pression pour créer un véritable actif sûr pour la zone euro, que ce soit sous forme d’euro-obligations, de green bonds ou de bons de défense pour financer le réarmement, une telle alternative aux obligations du Trésor américain offrirait aux banques et aux États du monde entier un investissement à faible risque, nécessaire pour restaurer la stabilité des marchés financiers.
Ce processus lui permettrait de développer des « réservoirs de liquidité » et marquerait une étape essentielle vers la réduction de la dépendance à la Réserve fédérale américaine.
Ces instruments financiers autonomes ne serviraient pas seulement à moderniser les infrastructures vertes ou à restaurer la puissance militaire de l’Europe : ils élargiraient aussi les canaux d’investissement vers la recherche technologique. Grâce à son échelle continentale et à la diversité de ses États membres, l’Union a déjà la capacité de mener des projets d’innovation dans des domaines comme le développement de l’IA ou les chaînes d’approvisionnement en drones. Avec des marchés de capitaux plus flexibles pour soutenir un secteur technologique plus solide, l’Europe pourrait réduire sa dépendance vis-à-vis des entreprises américaines et chinoises et rester compétitive dans un monde où l’innovation devient un facteur clef de puissance géopolitique.
Pour se défendre, se réformer et s’ouvrir
L’expansion de l’autonomie de l’Europe dans les marchés financiers et dans le secteur technologique fournirait des bases cruciales pour l’indépendance en matière de défense alors que l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a entraîné une forte hausse des dépenses militaires chez les États européens de l’OTAN. À mesure que l’administration américaine a mis fin à son assistance à Kiev en raison des espoirs de rapprochement de Trump avec Moscou, l’Union, le Royaume-Uni et la Norvège ont dû intensifier rapidement leurs investissements dans la production militaire européenne — ces efforts, qui étaient inimaginables il y a dix ans, deviennent maintenant une nécessité.
Si une guerre civile paralysait Washington, le retrait des États-Unis de leurs positions dans le monde créerait des défis stratégiques encore plus importants que ceux auxquels l’Europe fait face aujourd’hui.
L’effondrement des derniers vestiges de soutien américain forcerait l’Union et ses partenaires comme Londres, Oslo, Ankara et Kiev à investir dans des capacités de renseignement et militaires qu’ils avaient auparavant souvent laissées aux Américains.
Or comme le souligne Camille Grand, combler les lacunes en matière de puissance navale ou remplacer les infrastructures américaines de renseignement serait une tâche absolument monumentale.
Si une guerre civile paralysait Washington, le retrait des États-Unis de leurs positions dans le monde créerait des défis stratégiques encore plus importants que ceux auxquels l’Europe fait face aujourd’hui.
Alexander Clarkson
Cela nécessiterait de mettre sur pied une structure de commandement commune capable de combiner « les efforts immédiats pour soutenir l’Ukraine et reconstruire la capacité opérationnelle » avec « les objectifs à long terme pour développer un ‘paquet de forces’ complet » et les « éléments clefs actuellement fournis principalement par les États-Unis ». Quand bien même ces efforts de réarmement aboutiraient, l’Union, comme les autres grandes puissances, aurait du mal à atteindre le niveau d’hégémonie stratégique que les États-Unis ont accumulé entre 1945 et 1989. Pour maintenir un ordre mondial stable, les Européens devront donc rechercher de nouveaux partenariats économiques et des alliances de sécurité avec des pays comme le Brésil, le Japon, l’Indonésie ou l’Inde.
Bien que ses relations avec la Chine soient tendues pour une multitude de sujets légitimes — du commerce aux droits de l’Homme — l’Union pourrait toujours explorer des domaines de coopération par le biais d’institutions internationales comme les Nations unies, afin de résoudre pacifiquement les conflits militaires et économiques. En diversifiant ses alliances et ses partenariats, l’Europe pourrait faciliter une transition vers un système de sécurité collective multipolaire dans un monde post-américain.
Pour réussir cette transition, l’Union devra réformer ses processus décisionnels afin de maintenir un large soutien public à l’intégration européenne.
Passer à un système de vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil européen renforcerait la capacité de l’Union à réagir rapidement dans un environnement post-américain.
Mais pour que ce changement soit viable, il faudra impliquer davantage l’opinion publique dans le processus décisionnel — notamment en renforçant le rôle du Parlement européen.
L’aspect peut-être le plus inquiétant de ces défis stratégiques, c’est que les dégâts causés par l’escalade de la crise de la capacité de l’État américain sous l’administration Trump pourraient être irréversibles. Même avec un leadership compétent à l’avenir, la reconstruction de la confiance institutionnelle, de la cohésion civile et de la profondeur administrative aux États-Unis pourrait prendre une génération, si ne n’est plus.
Ce qui vient ensuite obligera donc les leaders et les citoyens européens à penser l’impensable : réinventer le rôle de leur continent dans le monde.
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Après des décennies de dysfonctionnements institutionnels progressifs, l’escalade soudaine de la crise de l’État en Amérique alimentée par les impulsions chaotiques de l’administration Trump transforme profondément la société américaine. Bien que les dirigeants européens soient compréhensiblement focalisés sur le chaos déclenché par Donald Trump, le défi stratégique plus profond auquel ils font face réside dans le délitement rapide des institutions nationales et des structures de sécurité qui ont soutenu la puissance mondiale des États-Unis pendant des décennies. À mesure que la capacité de l’État américain s’effondre, c’est aussi la fiabilité de l’Amérique en tant qu’allié, le statut de refuge de ses actifs financiers et son rôle culturel dans la définition des normes internationales qui disparaissent.
Pour l’Europe, les conséquences d’un dérive géopolitique américaine ou d’un conflit civil sont profondes. L’Union ne sera pas seulement exposée à une insécurité croissante, elle risque aussi de voir se déstabiliser un ordre mondial qui a soutenu une ère de prospérité européenne sans précédent. Les liens complexes entre les États-Unis et l’Europe dans les marchés financiers, les cadres de sécurité partagés et l’infrastructure technologique ont créé une dépendance européenne qui ferait peser d’énormes vulnérabilités en cas d’effondrement américain.
Pour entrer dans cette ère de bouleversements, l’Union doit prendre des mesures urgentes et globales et se préparer aux pires scénarios, notamment ceux dans lesquels les États-Unis cessent d’être un acteur géopolitique cohérent. Cela nécessite un abandon de la dépendance vis-à-vis du leadership américain et un effort systématique pour renforcer l’autonomie de l’Europe. Que ce soit dans les marchés financiers, les capacités militaires, le développement technologique ou le soft power, l’Europe doit s’adapter aux nouvelles réalités géopolitiques pour rester un acteur clef dans un monde où Washington ne dicte plus les règles.
Si les Européens veulent tirer parti des erreurs des États-Unis pour restaurer leur propre « cité brillante sur la colline », ils devraient tendre l’oreille et écouter l’avertissement final du puritain Winthrop dans son texte fondateur : « Si nos cœurs se détournent, si nous n’obéissons pas, si nous nous laissons séduire et adorons d’autres dieux, nos plaisirs et nos profits, et si nous nous mettons à leur service… nous périrons à coup sûr dans ce pays fertile — même si après avoir traversé la vaste mer pour le posséder. »