
Jorge Bergoglio, qui s’est éteint ce lundi 21 avril 2025, ne connaissait guère la subtilité du langage diplomatique. L’Argentin, pasteur avant d’être stratège, a été néanmoins écouté comme aucun autre leader religieux dans le monde. Comme tous ses prédécesseurs depuis le Concile Vatican II, François aura été une autorité morale, impartiale dont beaucoup cherchaient la médiation dans le chaos du monde — et son affaiblissement ces derniers mois avait laissé un vide.
Au moment de dresser un bilan, l’une des expressions clefs de François est particulièrement éclairante pour comprendre ce pontificat hors normes : « aller aux périphéries ». Il s’agit de la défense des peuples pauvres, des sans-voix, des invisibles, des rejetés, des immigrés, et de la proximité avec eux. C’est aussi une approche très jésuite que de se risquer loin du centre. Ce pape formé aux questions sociales et à l’écologie, qui s’était affronté comme archevêque de Buenos Aires aux évêques de tous bords, a rompu avec beaucoup de codes et d’hypocrisies romains. Intéressé par la diversité du monde, il aura vu l’impérieuse nécessité pour les prêtres, les évêques et lui-même de « sortir » des églises et d’y faire rentrer de « l’air frais ». Et aussi de « descendre du balcon » pour rencontrer l’homme d’égal à égal, et s’imprégner de « l’odeur du troupeau » des croyants. Il dira avec humour aux jeunes Brésiliens en 2013 : « Ne restez pas au balcon de la vie. Mettez le bazar mais aidez à ranger ! » Au point que certains traditionnalistes, choqués, iront jusqu’à remettre en question sa légitimité, voyant en lui un pape infidèle aux dogmes qui précipiterait l’Église vers l’abîme de la sécularisation.
Des gestes forts et symboliques auront marqué le pontificat : comme celui d’ouvrir l’année jubilaire 2016 de la « miséricorde » dans la petite cathédrale de Bangui en pleine guerre civile centrafricaine, ou encore de se rendre en Irak en pèlerin de la paix dans la plaine de Ninive — aux portes de l’enfer de Daech.
Jorge Bergoglio ne connaissait guère la subtilité du langage diplomatique.
Jean-Louis de la Vaissière
1 — Les huit postulats de François
François répètera pendant douze ans avec constance huit priorités qui forment un tout. C’était son programme pour le monde, révélateur d’une personnalité qui n’a jamais hésité à bousculer les us et coutumes de la papauté et la bien-pensance des puissants.
La cause de la migration
L’immigration a été le premier, le plus marquant, le plus clivant aussi au sein du monde catholique. Obsession de ce fils d’immigrés italiens, qui, en arrivant aux États-Unis venant de Cuba en 2015, s’était présenté à Barack Obama comme « fils d’immigré ». Un conflit ouvert ne demandait qu’à éclater plus tard avec Trump, François condamnant le mur que le président républicain faisait construire. Le pape venait alors de quitter Ciudad Juarez, ville mexicaine frontalière, pour exprimer sa réprobation. Au cours du deuxième mandat de Trump, le conflit a redoublé d’intensité.
De l’île de Lampedusa à Marseille, François n’aura eu de cesse de fustiger « la mondialisation de l’indifférence », d’affirmer le droit de se sauver et de sauver sa famille face aux guerres, aux désastres climatiques, à la misère. Il aura souligné que le migrant a des droits et des devoirs. François s’en est pris à tous les trafics d’êtres humains devenus « marchandises », l’une de ses grandes causes.
La paix — à tout prix
Négocier, éviter les victimes civiles, écouter les points de vue, écouter ce que veulent les peuples pour arriver à une paix dans la justice : tout cela sera aussi une autre constante chez François, au risque d’être incompris.
Pour lui « toute guerre est une défaite » et « il n’existe pas de guerre juste ».
François a contesté dans son encyclique Fratelli Tutti ce concept pourtant retenu dans le catéchisme catholique et provenant de Saint Augustin et de Saint Thomas, notamment en cas de légitime défense : « il est très difficile aujourd’hui, écrivait François, de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible guerre juste ».
De l’île de Lampedusa à Marseille, François n’aura eu de cesse de fustiger « la mondialisation de l’indifférence », d’affirmer le droit de se sauver et de sauver sa famille face aux guerres, aux désastres climatiques, à la misère.
Jean-Louis de la Vaissière
La fabrication et le commerce des armes furent vivement critiqués par le pape François. Il a jugé ces industries largement responsables de la multiplication des guerres, encourageant des États voyous qui s’inventent toutes sortes de prétextes pour justifier leurs prédations. Et le réarmement européen et mondial actuel n’était pas pour le satisfaire. Le recours à l’arme nucléaire, qui pourrait provoquer la destruction de peuples entiers, était pour le pontife un argument supplémentaire.
« Nous devons désarmer les mots, pour désarmer les esprits et désarmer la terre », écrira-t-il le 18 mars de sa chambre d’hôpital, dans une supplique pour la paix, au jour de l’entretien Trump-Poutine. Et son secrétaire d’Etat Pietro Parolin de souligner : « nous ne pouvons être satisfaits de la direction que nous prenons. La politique du Saint-Siège a toujours été d’insister au niveau international pour un désarmement général et contrôlé »
Dialogue interreligieux
Le dialogue interreligieux, essentiel comme fondement de la paix, a été le troisième pilier de son programme. Conscient du contentieux, voire des haines séculaires qui séparent les religions, il a fait attention à ne pas provoquer par des mots, comme cela était arrivé à Benoît XVI avec l’islam. Le respect pour les autres religions est fondé sur le texte conciliaire Nostra Aetate ; pour François, Dieu peut être découvert par d’autres approches religieuses, mais cette ouverture d’esprit est suspecte pour certains traditionalistes.
Ce qui est le plus essentiel pour François, c’est que Dieu ne peut encourager la guerre en son nom.
Or beaucoup de guerres ont lieu au nom de prétendues valeurs religieuses. Au total, le dialogue interreligieux aura progressé, notamment avec l’université al-Azhar du Caire et son grand imam Ahmed et-Tayeb. Il poursuivra les efforts de compréhension avec la religion mère du christianisme qu’est le judaïsme. Il témoignera dans un temple au Sri Lanka de son intérêt pour le bouddhisme.
Le pape de l’écologie
La protection de la planète, la « Maison commune », exprimée dans son encyclique la plus connue, Laudato si’ et réaffirmée dans un message à la COP24 à Dubaï, est sans doute avec l’immigration, le positionnement qui aura le plus frappé au-delà des cercles chrétiens : elle l’a opposé encore une fois à Donald Trump mais l’a rendu populaire chez les écologistes du monde entier. « Tout est lié », l’homme ne doit pas épuiser la nature, mais être son « jardinier », son protecteur. Il pourfendra l’agriculture intensive et industrielle, notamment lors du synode sur l’Amazonie, bien loin du « drill, baby drill » du 47e président américain. Ses positions lui auront valu de solides inimitiés dans les entreprises des énergies fossiles.
Jorge Bergoglio a par ailleurs — et en cela il a été parfaitement dans la ligne des autres papes avant lui — toujours soutenu le rôle des organisations internationales — ONU, FAO — ou régionales, aujourd’hui très critiquées. Mais il s’est voulu en même temps le défenseur des traditions locales menacées par une globalisation inhumaine pourvu qu’elles ne soient pas identitaires. Il aura défendu une laïcité bienveillante aux religions populaires.
Un pontificat social
François a été un pape social, socialiste à certains égards, mais sûrement pas marxiste : la « théologie du peuple » faisait déjà partie de son programme alors qu’il était évêque au sein d’une l’Église latino-américaine très divisée. Le pape a su tracer une ligne médiane, à la fois contre un conservatisme proche des dictatures et contre certaines théologies de la libération prônant la lutte armée.
Dans de longs discours aux « mouvements populaires », il a appelé les pauvres à s’organiser pour défendre leurs droits, mais pacifiquement. Il sera tour à tour accusé d’être marxiste par les conservateurs et trop mou face au grand capital par les radicaux.
Une continuité nuancée sur la « santé maternelle et reproductive »
François a par ailleurs continué le combat de ses prédécesseurs pour « la santé maternelle et reproductive » dans ses discours, notamment devant l’ONU.
Le pape a su tracer une ligne médiane, à la fois contre un conservatisme proche des dictatures et contre certaines théologies de la libération prônant la lutte armée.
Jean-Louis de la Vaissière
Mais il n’a plus évoqué le rejet de la contraception recommandé par Paul VI dans l’encyclique Humanae Vitae.
De retour des Philippines, conscient de la misère sociale et de l’émigration dans ce pays, il ira même jusqu’à estimer que les catholiques n’avaient pas à « se reproduire comme des lapins ».
Une doctrine de fermeté — sans stigmatisation individuelle des personnes
Contrairement à certaines opinions qu’ont partagé curieusement traditionalistes et chrétiens de gauche, les premiers pour critiquer, les seconds pour s’imaginer le pape à leurs côtés, le discours de François sur la fin de vie et l’avortement a été tout sauf relativiste. Il aura même employé des formules provocantes.
Notamment, quand en 2024, de retour de Belgique, répondant à une question sur l’IVG, il reprochera aux médecins le pratiquant d’agir comme « des tueurs en série ». En revanche –et c’est nouveau — il a constamment montré un refus de condamner les femmes qui y recourent, en homme de terrain familier des « villas miseria », les bidonvilles de l’agglomération de Buenos Aires, conscient des situations de détresse. De même, quand il dira « qui suis-je pour juger ? » au sujet des gays. Si l’acte est qualifié de « désordonné » dans le catéchisme, les homosexuels hommes et femmes doivent être accueillis pleinement et sans préjugés dans l’Église. Il dénoncera en revanche vivement la théorie du genre.
L’ouverture aux arts, aux lettres et aux sciences
Un dernier pilier de sa pensée lui vient de sa formation jésuite : très ouvert à la culture, il soulignera que la philosophie, la psychologie, les sciences humaines, le roman, la poésie peuvent aider les catholiques à comprendre mieux l’homme. Il les invitera à s’y plonger, à ne pas avoir peur d’élargir leurs horizons et sera, pour cela, accusé de relativisme — un procès injuste pour un jésuite qui rejette tout syncrétisme.
Pour toutes ces raisons, François aura été, de l’Inde à l’Afrique du Sud, populaire bien au-delà des communautés chrétiennes. Aura-t-il été mieux compris et aimé en dehors ou en dedans de l’Église ? Il a été souvent perçu par les peuples pauvres comme leur avocat, voire comme le chef spirituel du « Sud global ».
2 — La machine diplomatique du Vatican : au cœur du système François
Si ce pape n’a pas été un Machiavel diplomate et stratège et qu’il a souvent décidé seul, il a été bien entouré d’experts compétents et dévoués : outre le cardinal Parolin et sa garde rapprochée de conseillers, le Britannique Paul Richard Gallagher aura été son « ministre des affaires étrangères ». Citons encore le cardinal Claudio Maria Celli pour la Chine ou le « jeune » cardinal Matteo Maria Zuppi pour l’humanitaire dans le conflit russo-ukrainien.
Le plus petit État de la planète dispose d’un des réseaux diplomatiques les plus vastes du monde : observateur permanent à l’ONU et dans ses principales agences, membre à part entière à l’OSCE, représenté par 120 ambassadeurs et nonces, ayant des relations diplomatiques avec 184 États, le Vatican entretien un réseau impressionnant et coûteux dont la caractéristique est d’être discret, disposant par les diocèses et les réseaux des Caritas d’une connaissance unique du terrain utile à d’autres. Treize pays seulement n’ont toujours pas noué de relations diplomatiques avec le Saint-Siège — dont les deux géants que sont la Chine et l’Arabie Saoudite.
Très ouvert à la culture, il soulignera que la philosophie, la psychologie, les sciences humaines, le roman, la poésie peuvent aider les catholiques à comprendre mieux l’homme.
Jean-Louis de la Vaissière
Ce maillage lui a permis et permet toujours de mener des interventions pour le libre exercice de la religion chrétienne et pour les droits universels et d’être relié aux nombreux médias, universités, écoles catholiques qui existent même là où les chrétiens sont minoritaires, formant parfois les élites. Les nonces peuvent être, au nom de François, des facilitateurs dans les conflits, guider des missions délicates destinées à obtenir la libération d’un prisonnier ou d’otages. Cela restera parfois totalement secret. Le Vatican s’est notamment appuyé sur Sant’Egidio, communauté de laïcs catholiques qui lutte contre la pauvreté et la paix dans le monde et qui dispose d’un exceptionnel carnet d’adresses parmi les mouvements rebelles. Sous François, les réticences passées à propos de cette organisation sont tombées et la secrétairerie d’État a travaillé main dans la main avec Sant’Egidio.
Les mondes de François
3 — Dans les Amériques : des médiations efficaces face à la concurrences des évangéliques
François, premier pontife latino-américain de l’histoire, a tenu à ne pas paraître « le pape latino » à Rome et à ne pas trop se focaliser sur ce continent qu’il connaissait par cœur et dont il ressentait tous les remous et contradictions. De même, il ne retournera pas, comme pape, dans son pays, l’Argentine. Peut-être y a-t-il fui le risque d’un culte de la personnalité ?
Quand il était encore archevêque au sein des conférences du CELAM (Conseil pontifical latino-américain), il avait adopté une position médiane entre progressistes, mis au pas sous Jean Paul II et Benoît XVI, et conservateurs. La dictature de Videla en Argentine avait été pour lui un traumatisme révélateur des compromissions avec les gouvernants et des profondes divisions entre évêques.
Il aura œuvré au rapprochement historique entre Cuba et les États-Unis. Ses services se sont également mobilisés pour la réconciliation en Colombie, pour la démocratie au Venezuela et au Nicaragua, où le régime de Daniel Ortega a forcé les religieux à l’exil, expulsant même le nonce.
La montée en puissance des protestants évangéliques très conservateurs est l’un des grands défis du catholicisme dans le monde entier, mais plus particulièrement en Amérique latine et notamment au Brésil — qui compte désormais 31 % de protestants. Le même défi, François l’a retrouvé aux États-Unis, où les évangéliques et une partie des catholiques ont suivi Trump quand il a brandi l’étendard de la foi.
Treize pays seulement n’ont toujours pas noué de relations diplomatiques avec le Saint-Siège — dont les deux géants que sont la Chine et l’Arabie Saoudite.
Jean-Louis de la Vaissière
Si François avait trouvé des alliés en Obama et Biden, aujourd’hui le vice-président James David Vance, catholique très conservateur, s’oppose de manière virulente à sa ligne pro-migrants. En voyage à Rome, il aura pourtant été la dernière autorité politique de premier plan à voir le pape. Face au duo Trump-Vance, un cardinal, Robert McElroy, héraut de l’inclusion et de l’accueil des migrants, a été nommé par le Pape à Washington.
Quant à la relation avec les riches donateurs américains qui financent les œuvres caritatives du Saint-Siège, elle a pâti de leur méfiance à l’égard de Laudato si’ et du thème, incompris en terre américaine, de la décroissance.
4 — L’Europe : une « grand-mère » à réveiller
Avec l’Europe, une relation paradoxale s’est établie avec ce pape d’ascendance italienne, au point que certains Français diront : « ce pape ne nous aime pas ». Cela n’est certainement pas vrai — mais c’est un fait qu’il n’aura visité de façon officielle aucun des grands pays européens de tradition catholique comme la France, l’Espagne ou l’Allemagne.
D’ascendance italienne, il comprend mal les vieilles nations de tradition chrétienne avec leurs querelles de chapelles, regrettant un certain élitisme, un manque d’ardeur, un oubli de la richesse de leur patrimoine spirituel. Il fut plus éloigné de l’Europe que Benoît XVI, bien qu’il ait été fortement imprégné des cultures européennes et aimait citer ses auteurs, jusqu’au philosophe Blaise Pascal.
En Europe, François aura eu maille à partir autant avec les traditionnalistes qu’avec les progressistes allemands qui voulaient infléchir la doctrine au pays de Luther. Il leur aura opposé un refus de l’ordination des femmes. Ces progressistes découvraient soudain qu’il n’était pas le Pape de gauche qu’ils avaient imaginé.
Devant le Parlement européen, François avait exhorté « la grand-mère » Europe, jadis lieu d’expansion du christianisme, réservoir de saints et de théologiens, désormais vieillie et repliée sur elle-même, à un sursaut moral… et démographique.
5 — En Afrique : paix, dignité et malentendus
Dans ce continent qui connaît au contraire une très forte croissance démographique et enregistre la plus forte progression de catholiques, les foules immenses et jeunes étaient chaque fois au rendez-vous pour écouter son message de paix.
De la Centrafrique à l’Ouganda et à la République démocratique du Congo, sa façon de pointer les problèmes concrets, d’écouter longuement les témoignages des victimes des viols de masse et des guerres internes, a conquis les esprits. Il aura encouragé les évêques et les forces vives de l’Eglise à prendre position politiquement contre les injustices et la corruption, à œuvrer, de concert avec les multiples associations catholiques, contre les divisions tribales et les esclavages modernes. En Centrafrique, en RDC notamment, l’Église s’est ainsi impliquée dans des processus de transition démocratique.
François aura œuvré personnellement à quelques médiations : ainsi en a-t-il été en 2019 quand le président du Soudan du sud Salvi Kiir et le chef rebelle — depuis vice-président — Riek Machar, ont été invités au Vatican à faire « une retraite » pour prendre le chemin de la paix.
Mais une crise aura obscurci cette entente entre le pape et les Africains.
La déclaration Fiducia Supplicans en 2024 proposant une bénédiction non sacramentelle à des couples non mariés, y compris homosexuels, fut totalement incomprise, au point que le cardinal de Kinshasa, Fridolin Ambongo, qui préside la conférence des évêques du continent, lui opposera une fin de non-recevoir. Le pape consentira à ce que Fiducia Supplicans ne s’adresse pas aux Africains mais cette fronde conservatrice contre ce qui fut perçu comme une problématique occidentale — et qui rejoint le combat du très conservateur cardinal guinéen Robert Sarah, très populaire en France en raison de ses positions dures sur ces questions — aura marqué la relation du Vatican avec l’Afrique sous son pontificat.
Devant le Parlement européen, François avait exhorté « la grand-mère » Europe, jadis lieu d’expansion du christianisme, réservoir de saints et de théologiens, désormais vieillie et repliée sur elle-même, à un sursaut moral… et démographique.
Jean-Louis de la Vaissière
6 — Soutenir la présence chrétienne au Proche et Moyen-Orient
Pour le Proche et le Moyen Orient, le moment le plus émouvant des années François aura été sa visite en Irak, dans les berceaux de la Bible. Un voyage marqué notamment par sa rencontre avec l’ayatollah Ali Husseini al-Sistani, chef spirituel des chiites irakiens — du jamais vu.
Il aura aussi perpétué par de nombreux gestes l’attention particulière des Papes pour le Liban, « pays message » — selon la formule de Jean-Paul II — avec ses dix-huit confessions religieuses. Un message aujourd’hui en grande difficulté.
Le drame syrien aura perturbé son pontificat, François étant hostile à une intervention occidentale en 2013 contre le régime de Bachar al-Assad après l’attaque au gaz sarin dans le quartier de la Ghouta à Damas. Le pape a maintenu en permanence un nonce à Damas, non par sympathie pour le dictateur mais pour protéger les Chrétiens. L’idée centrale de la diplomatie vaticane en Syrie était de maintenir le dialogue avec le régime et d’être présent sur place, au plus près des communautés.
Quant au conflit israélo-palestinien, il aura montré de manière criante — nous y reviendrons — la marge de manœuvre de plus en plus exiguë de l’action du pape et du Saint-Siège en Terre Sainte, où les chrétiens sont de moins en moins nombreux.
7 — L’Asie, continent de toutes les promesses
On sait que, dans sa jeunesse, François rêvait d’être missionnaire au Japon. Il a fait souvent l’éloge d’une petite église des catacombes qui, à Nagasaki, a perduré sans prêtre pendant des siècles durant l’ère Edo.
L’Asie a représenté pour François le continent de l’avenir, où les catholiques, minoritaires, progressent constamment. Il a été accueilli triomphalement aux Philippines, en Corée du Sud, à Timor, en Papouasie Nouvelle Guinée… Il est venu jusqu’en Mongolie qui ne compte qu’un millier de catholiques et où le préfet apostolique d’Oulan Bator, Giorgio Marengo, est devenu le plus jeune de tous les cardinaux. Ces Églises plaisaient à François parce qu’elles recrutaient dans les milieux les plus pauvres.
L’hostilité contre les minorités chrétiennes en terre d’islam n’aura pas échappé au pape qui avait notamment mobilisé ses services pour que la chrétienne Asia Bibi, condamnée à mort pour blasphème au Pakistan, puisse quitter son pays.
Reste la Chine.
Si le rêve de son évangélisation et la fascination personnelle de François pour l’Empire du Milieu étaient bien connues, force est de constater que l’objectif n’a pas vraiment été atteint.
Les efforts de rapprochement avaient débuté avant lui. Mais ce fut sous son règne en 2018 qu’un « accord provisoire » entre Pékin et le Saint-Siège avait été signé, prévoyant la nomination d’un commun accord des évêques, afin que les catholiques chinois ne soient plus divisés entre Église clandestine et Église officielle. Cet accord a depuis été reconduit trois fois en 2020, en 2022 et en 2024.
Admirateur du missionnaire jésuite Matteo Ricci, mort à Pékin en 1610 et précurseur de l’inculturation du christianisme dans les réalités locales, Jorge Bergoglio rêvait d’aller rencontrer les quelque 12 millions de catholiques chinois. Le cardinal Parolin qualifiera un jour l’accord de 2018 de « moins mauvais possible », ce qui veut tout dire sur la satisfaction qu’on en avait à Rome. Car certains évêques sont encore nommés sans accord du Saint-Siège. Et le vieux cardinal de Hong Kong Joseph Zen — soutien du mouvement pro-démocratie et partisan d’une ligne dure à l’égard de Pékin — avait carrément accusé François de « capitulation » au régime communiste.
Pour les uns, l’accord de 2018 aura permis aux catholiques de pratiquer plus librement leur foi ; pour d‘autres, le Saint-Siège aurait cédé naïvement à Xi Jinping dans l’espoir d’une large expansion du christianisme. Il aurait minimisé les dangers de la « sinisation » des religions et d’une relecture idéologiquement correcte des textes de la Bible.
Jorge Bergoglio rêvait d’aller rencontrer les quelque 12 millions de catholiques chinois.
Jean-Louis de la Vaissière
Lors de son voyage en Mongolie en 2024, François avait adressé cette recommandation surprenante aux catholiques chinois, montrant en creux à quel point leur situation restait délicate : « je demande aux catholiques chinois d’être de bons chrétiens et citoyens ».
Deux guerres, deux épreuves
8 — Le pape entre Israël et les Palestiniens : la parole impossible
La relation du Saint-Siège avec Israël et la Palestine a toujours été sur une ligne de crête.
Après s’être arrêté pour prier en 2014 devant le mur de séparation près de Bethléem, François invitait Shimon Peres et Mahmoud Abbas à planter un olivier de la paix dans les jardins du Vatican. Un espoir d’une paix à deux États subsistait encore. Quand, en 2015, un accord global était signé avec l’Autorité palestinienne, perçu par les Palestiniens comme la reconnaissance de leur État, cela ne fut pas bien accueilli à Tel Aviv.
Depuis le massacre du 7 octobre 2023, les relations entre le Saint-Siège et Israël étaient devenues de plus en plus difficiles.
Le pape s’est vu notamment reprocher d’avoir tardé à exprimer son horreur face au massacre perpétré par le Hamas.
Parallèlement, les efforts de l’Église pour soulager la souffrance des Gazaouis n’ont jamais cessé. Le patriarche latin de Jérusalem, Gianbattista Pizzaballa, a envoyé de l’aide à la population de Gaza. Et François a appelé jour après jour, y compris récemment depuis son lit d’hôpital, le curé de Gaza Gabriel Romanelli, Argentin comme lui.
Le pape avait dénoncé « l’arrogance de l’envahisseur » en Palestine et d’exprimer son émotion pour « les enfants mitraillés » de Gaza. Ces condamnations répétées des bombardements israéliens — même si François réitérait sa réprobation du massacre du 7 octobre — auront accentué en Israël l’idée d’un biais pro-arabe du pape.
« Les critiques devraient être uniquement adressées aux terroristes, pas à la démocratie qui se défend face à eux. Il faut en finir avec la mise à l’index de l’État hébreu », avait ainsi sèchement fustigé le ministère israélien des Affaires étrangères. Cette réaction rappelait les accusations d’antijudaïsme ayant grevé les relations entre le Saint-Siège et Israël après sa fondation en 1948.
Depuis le massacre du 7 octobre 2023, les relations entre le Saint-Siège et Israël étaient devenues de plus en plus difficiles.
Jean-Louis de la Vaissière
Dans un livre d’entretiens, L’espérance ne déçoit jamais. Pèlerins vers un monde meilleur, il recommandait une étude « minutieuse » pour déterminer si la situation dans l’enclave assiégée « correspondait à la définition technique » du génocide. Le vieux soupçon d’antijudaïsme pouvait donc resurgir même si François — comme Jean Paul II et Benoît XVI — ne peut être accusé d’antisémitisme et d’antijudaïsme, ayant prouvé, par maints gestes forts, tout le contraire.
Depuis l’avènement du gouvernement Netanyahou et la montée en puissance des sionistes extrémistes, les incidents anti-chrétiens se sont multipliés. Les Chrétiens sont objets d’humiliations et de pressions immobilières de la part de juifs orthodoxes à Jérusalem. Mais le positionnement du Vatican, qui a défendu avec constance la solution à deux États et demandé un statut international pour les lieux saints de Jérusalem, a été de plus en plus inaudible, et la marge du Vatican pour jouer les médiateurs quasi nulle.
À cet égard, ce qui a été vrai pour François le restera sans doute pour son successeur.
9 — Sur la guerre d’Ukraine, des interventions critiquées
En affirmant qu’il fallait « avoir le courage de négocier » avec tous les belligérants, le pacifisme radical du pape François s’est manifesté dans le conflit ukrainien et lui aura été reproché. Le qualifier de pontife « munichois » serait toutefois trop simple : il était simplement fidèle à l’exhortation évangélique « heureux les artisans de paix ».
Dès le lendemain de l’agression, il se précipitait à l’ambassade russe auprès du Saint-Siège pour plaider pour son arrêt immédiat. Épisode qui dit beaucoup de sa manière à la fois émotionnelle et énergique de fonctionner.
Le pape aura mis du temps à désigner l’agresseur, donnant l’impression qu’il mettait Moscou et Kiev dos à dos. Certains propos ont plus choqué que d’autres, jusque dans l’Église grecque-catholique ukrainienne — surtout lorsqu’il exhorta les soldats du pays agressé à « hisser le drapeau blanc ».
Soucieux de mener à bien le laborieux chemin de dialogue avec l’Église orthodoxe russe, François aura tardé à prendre ses distances avec Kirill, ex-agent du KGB, grand soutien de Poutine. Ce rapprochement œcuménique, initié par une rencontre à Cuba en 2015, était pour François un enjeu considérable, car le patriarcat de Moscou représente géographiquement la plus importante partie de l’orthodoxie. Après avoir mené en visio avec lui en 2022 un dialogue de sourds, il fallut à François du temps pour arriver à ce constat : « le patriarche ne peut pas se transformer en enfant de chœur de Poutine » et critiquer « l’instrumentalisation du sacré ». Un vague projet de sommet entre François et Kirill était remis aux calendes grecques.
Comme au Proche-Orient, l’action humanitaire du Saint-Siège aura pourtant, en dépit des méfiance, été réelle et consistante. Il aura ainsi favorisé des échanges de prisonniers et le retour de 388 enfants ukrainiens emmenés de force en Russie.
Convaincu que Kiev ne pouvait gagner à forces inégales, le Vatican a plaidé pour des « négociations honnêtes » et des « compromis honorables » en suggérant des médiateurs neutres, comme la Turquie. « Négocier n’est pas un signe de faiblesse mais de courage », répétaient le pape et le cardinal Parolin : Volodymyr Zelensky avait rejeté vivement « une médiation virtuelle entre quelqu’un qui veut vivre et quelqu’un qui veut vous détruire ».
Le successeur de Pierre se moquait des travers du cléricalisme dans sa propre Église — et une partie du clergé le lui a amèrement reproché.
Jean-Louis de la Vaissière
Quelques autres « gaffes » n’auront pas amélioré les choses au chemin de croix au Colisée, une mère russe et une mère ukrainienne portant ensemble la croix ; un éloge devant des étudiants russes de « la grande Russie » des tsars ; une critique de l’Occident, allant dans le sens du discours du Kremlin, fustigeant les « aboiements de l’OTAN aux portes de la Russie » ; son émotion exprimée après un attentat à Moscou contre la fille d’Alexandre Douguine, un ultranationaliste soutien de l‘agression russe…
Avec le temps, François finit par reconnaître une « agression militaire de grande ampleur » contre « l’Ukraine martyrisée ».
S’il avait exprimé un temps son désir de s’y rendre, beaucoup d’Ukrainiens ne tenaient pas à l’accueillir. À Kiev, on affirmait même que le Saint-Siège « n’avait pas appris les leçons » de la Deuxième Guerre mondiale — en référence à Pie XII, n’ayant pas pris fermement position contre le nazisme.
10 — Continuité diplomatique ou géopolitique révolutionnaire
La parole directe de François aura été si différente de la « langue de buis » du Vatican que ce pape, marqué par le péronisme, fut qualifié de populiste et d’imprévisible.
Pontificat brouillon, pertes de repères, marches avant et marches arrière, éloignement de la fermeté doctrinale de ses prédécesseurs : tels ont été quelques-uns des reproches.
François Mabille, dans un entretien récent au Monde, s’interrogeait même sur « une diplomatie proche de celle de Trump » ; « une diplomatie de la connivence » du seul fait d’avoir accepté de parler à un Poutine ou à un Bachar al-Assad. Le pape argentin aurait ainsi plus d’une fois court-circuité les efforts de la diplomatie plus feutrée du micro-État qu’il dirigeait. Pourtant, à part l’impulsivité, une manie de secouer l’ordre diplomatique établi pour faire surgir de nouvelles solutions, rien ne rapproche un François et un Trump. Par ses convictions les plus enracinées, François a été l’anti-Trump par excellence.
Trois phases s’étaient succédées depuis 1978 : la papauté extrêmement populaire de Jean-Paul II, inaugurant les journées mondiales de la jeunesse, portant des messages forts sur les droits fondamentaux et la démocratie. Un réel poids géopolitique, ayant contribué à la chute du Rideau de fer. Puis celle de Benoît XVI, brillant théologien mais secret et timide. Une période de repli, de tensions et de malentendus avec les musulmans. Enfin vint l’ère de François, pape de proximité, qui aura abordé les foules de manière différente de celle de Jean-Paul II.
Avec le pape François, il y aura eu rapprochement certain entre les peuples et une Église devenue plus accessible, moins verticale, plus synodale. Même si ce pontificat s’est heurté aux ruses des puissants. Même s’il a été marqué par des ratés, des abandons, des imbroglios parfois. Comme par exemple pour le Haut Karabagh : les Arméniens, peuple chrétien, furent très déçus d’une réaction faible du Saint-Siège à l’expulsion de 100 000 habitants de ce territoire du Caucase l’an dernier. Les pressions du régime de Bakou, la proximité de l’Azerbaïdjan avec la Turquie, les dons qu’il a pu faire au Vatican — seraient-ils à l’origine de cette pilule amère ?
Par ses convictions les plus enracinées, François a été l’anti-Trump par excellence.
Jean-Louis de la Vaissière
François n’était pas « l’athlète de Dieu » charismatique qu’était Jean-Paul II. Par ailleurs, il ne goûtait pas les honneurs, critiquait « les évêques d’aéroport », préférait visiter les prisons, les hospices et les quartiers chauds, parler aux petites gens. Le successeur de Pierre se moquait des travers du cléricalisme dans sa propre Église — et une partie du clergé le lui a amèrement reproché.
Un exemple caractéristique de ses préférences provient de l’actualité récente en France, à l’automne 2024.
François est allé en Corse partager une journée sur cette petite île où les dévotions chrétiennes restent vivaces. A 88 ans, il y était comme chez lui, heureux. Cela se voyait dans ses propos, sur son visage. Il n’avait pas voulu se rendre dix jours plus tôt à Notre-Dame de Paris pour sa réouverture, au milieu des chefs d’État. Pour ceux qui le connaissaient, cela était évident : il n’aimait pas le mélange du politique et du religieux.
En désacralisant sa fonction, François — qui par ailleurs avait une façon autoritaire de gouverner — aura été accusé d’avoir fait perdre son prestige à la papauté et d’affaiblir l’unité de l’Église. La rigidité, le carriérisme, les intrigues, la hiérarchie, les mondanités, l’ambition, les honneurs, étaient pour lui des pièges mortels, c’étaient ces fameuses « maladies de la Curie ».
Sans doute une erreur de ce pape — qui se reconnaissait sans cesse « pécheur » — aura été d’avoir confié aux médias sous le coup de l’émotion plus qu’il ne devait dire. Ses trop nombreuses prises de parole ont parfois semé la confusion, y compris au Vatican même, nécessitant parfois des recadrages. Mais ce volet négatif est compensé par de nombreux bains de foule, de gestes forts et empathiques.
Beaucoup partout dans le monde, parmi les catholiques et au-delà, s’en souviendront — et François restera le pape qui sut parler à tout le monde.