Faut-il taxer les émissions du transport maritime ? Le dilemme des États

Avis de tempête climatique : les cargos vont continuer à brûler du fioul sur nos océans. Les États membres de l’Organisation maritime internationale (OMI) ont approuvé, le 11 avril, un système de tarification du carbone visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre du trafic maritime. Las, l’accord manque cruellement d’ambition.

Si plusieurs observateurs saluent une décision historique, arrachée au forceps dans un contexte géopolitique défavorable, ce cadre s’avère clairement insuffisant, déplorent les ONG environnementales. En l’état, il ne parviendra pas à décarboner le secteur — responsable de près de 3 % des émissions mondiales, soit autant que l’aviation — d’ici le mitan du siècle, tel que l’avaient promis les États membres de l’OMI en 2023.

L’accord stipule que les gros navires — dont la capacité dépasse les 5 000 tonnes — devront, d’ici 2028, soit réduire l’intensité carbone de leurs carburants, soit payer des pénalités. Le système fonctionne par paliers. Les navires qui n’arriveront pas à atteindre le premier (et moins ambitieux) des paliers devront payer une taxe de 380 dollars (336 euros) par tonne de carbone émise ; ceux qui seront davantage alignés sur la trajectoire de décarbonation proposée par l’OMI devront s’acquitter de 100 dollars (88 euros) par tonne. Portes-conteneurs et paquebots qui réduiront le plus leurs émissions seront récompensés par des sortes de points « bonus », qu’ils pourront revendre aux navires les moins vertueux.

Ce système diffère d’une taxe carbone, dans le cadre de laquelle chaque tonne émise doit être compensée financièrement. « On n’est pas dans le principe du pollueur-payeur. C’est seulement une tarification, qui ne s’appliquera qu’à un fragment des émissions », décrit à Reporterre Bastien Bonnet-Cantalloube, expert pour la décarbonation du secteur maritime à l’ONG Carbon Market Watch. D’après les calculs de l’ONG Transport & Environment, près de 90 % des émissions du secteur seront exemptées de pénalités.

« Trop peu, trop tard »

Plusieurs pays membres de l’OMI, notamment les États du Pacifique, qui sont particulièrement vulnérables au changement climatique, plaidaient pour la mise en place d’une taxe carbone. Ce système aurait permis de récolter 60 milliards de dollars (53 milliards d’euros) par an, selon Transport & Environment. Le projet s’est malheureusement « perdu en chemin », regrette Bastien Bonnet-Cantalloube.

La pression de la Chine, du Brésil, de l’Arabie saoudite et de l’Afrique du Sud, qui disposent d’une flotte maritime conséquente et préféraient un modèle d’échange de crédits, a contraint le reste de la communauté internationale à revoir ses ambitions à la baisse. Les États-Unis ont quant à eux quitté la table des négociations, allant jusqu’à menacer les États membres de l’OMI de représailles en cas de taxation des navires étasuniens, d’après une note diplomatique consultée par Reuters.

Un « naufrage »

Le texte final a été validé par 63 pays, dont ceux de l’Union européenne, le Brésil, la Chine, l’Inde et le Japon. 16 se sont prononcés contre, notamment les puissances pétrolières saoudiennes, russes et émiraties. Les États insulaires du Pacifique se sont pour leur part abstenus de soutenir un accord qui ferait « trop peu, trop tard, pour réduire les émissions maritimes et protéger leurs îles », et échouerait à contenir le réchauffement du climat sous le seuil de +1,5 °C.

Ce constat est partagé par de nombreux observateurs. Tout en reconnaissant une « victoire » pour le multilatéralisme, Transport & Environment décrit le texte adopté à l’OMI comme un « échec » pour le climat. John Maggs, représentant de l’ONG Clean Shipping Coalition à l’OMI, va jusqu’à le qualifier de « naufrage ».


Le transport maritime est responsable de 1 milliard de tonnes de CO2 équivalent par an.
Pxhere/CC0

« La vitesse de réduction des émissions proposée n’est pas du tout assez rapide, explique Bastien Bonnet-Cantalloube. Elle n’est pas alignée avec la stratégie mise au point par l’OMI en 2023, qui n’était déjà pas elle-même alignée avec l’Accord de Paris. » « Avec ce système, on ne sera pas à zéro émission nette en 2050, abonde Fanny Pointet, responsable du transport maritime au sein du bureau français de Transport & Environment. Le cadre n’est pas assez ambitieux. » La Commission européenne constate elle aussi que l’accord ne garantit pas, pour le moment, « la pleine contribution du secteur à la réalisation des objectifs de l’Accord de Paris », quoiqu’il constitue selon elle une « base solide » pour entamer sa transition.

Selon les calculs de Transport & Environment, le système de tarification actuel ne générera « que » 10 milliards de dollars (9 milliards d’euros) de revenus par an jusqu’en 2035. Un montant « insuffisant » pour financer la transition des navires vers des carburants et des systèmes de propulsion moins polluants et soutenir les pays les plus menacés par le changement climatique.

L’OMI ne précise pas non plus quels combustibles doivent ou non être utilisés par les armateurs pour verdir leurs flottes. En l’absence de définition claire de ce qu’est un carburant « durable », Transport & Environment craint que les armateurs se ruent sur le gaz naturel liquéfié (GNL) et les biocarburants pour remplacer le fioul lourd, qui alimente actuellement la quasi-intégralité des moteurs des 100 000 navires du globe.

Problème : l’extraction et le transport du GNL provoquent des fuites de méthane, un puissant gaz à effet de serre. La liquéfaction et le maintien à basse température de ce gaz d’origine fossile sont également très énergivores. La hausse de la demande en biocarburants pourrait quant à elle « encourager la déforestation », craint Transport & Environment, qui aurait préféré que l’OMI encourage les armateurs à se tourner vers l’hydrogène renouvelable.

Des cargos à voiles ?

« Le grand absent de ce texte, c’est le transport à la voile », pointe Guillaume Le Grand, directeur général de la compagnie de transport à la voile Towt. Certes, les acteurs du secteur vélique ont été invités à une séance plénière de l’OMI, en compagnie du ministre des Transports français. « C’est très positif, on commence à être entendus sérieusement », se réjouit Marc Thienpont, directeur général de l’entreprise Beyond the Sea, qui développe des ailes de kites pouvant être utilisées en complément des moteurs des navires.

Le texte ne change cependant « pas suffisamment vite la donne pour les armateurs véliques qui ont déjà des navires réduisant les émissions, sans reconnaissance à ce jour », selon Lise Detrimont, déléguée générale de l’association Wind Ship, qui fédère les acteurs français de la filière vélique.

L’OMI reste prisonnière d’un « carburo-centrisme messianique et forcené », fustige Guillaume Le Grand. En envisageant la décarbonation via le seul prisme des nouveaux carburants, dit-il, elle « persiste dans le technosolutionnisme ». L’armateur espère que l’organisation fera mention, lors de sa prochaine réunion au printemps 2026, des bienfaits de la propulsion par le vent. « Il n’existe qu’une seule énergie parfaitement renouvelable, puissante et aujourd’hui prédictible au large : c’est le vent, c’est la voile. »

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