
Il y a un peu moins d’un an, à la dernière « NatCon », Vivek Ramaswamy avait prévenu : « la deuxième expulsion de masse qu’il nous faut, c’est celle des bureaucrates non élus hors de Washington ». Un temps pressenti pour épauler Elon Musk à la tête du D.O.G.E., l’auteur de ces mots n’est plus en odeur de sainteté auprès de Trump et a finalement été relégué en Ohio, où il est contraint à s’inventer un futur politique pour briguer un poste de gouverneur. Mais le programme de « purge » du « marécage » de la capitale américaine — promesse centrale de la campagne de Trump — est bel et bien en marche.
Depuis cent jours, un écosystème humain, intellectuel et financier presque entièrement tourné vers la politique fédérale est en train de basculer.
Et les milieux washingtoniens y réagissent difficilement.
Peur sur la ville
Les employés fédéraux — soit environ 400 000 personnes vivant dans la capitale américaine et ses banlieues proches sur un total de 2,4 millions — sont pour la plupart dans des situations de stress extrême dues au risque nouveau de perdre leur emploi à tout moment.
Mais ils ne sont pas les seuls à être touchés : les pontes de la Bandit Beltway, ces grandes sociétés de consulting qui travaillent sous contrat avec le gouvernement américain comme Booze Allen Hamilton, Chemonics ou encore Deloitte, installées dans les banlieues de Virginie, sont également en train de perdre les juteux contrats avec les agences fédérales, au cœur de leur modèle économique dans la capitale. C’est tout un écosystème néolibéral d’externalisation de la production des services d’État qui vacille aujourd’hui.
De leur côté, les grandes universités de la ville savent devoir bientôt faire face aux inspections « pour antisémitisme » lancée par l’administration trumpienne dans l’optique de couper les financements fédéraux à celles qui seraient jugées trop « woke ». De nouveaux coups portés aux politiques DEI (diversity, equity, inclusion) sont en préparation.
Depuis cent jours, un écosystème humain, intellectuel et financier presque entièrement tourné vers la politique fédérale est en train de basculer.
Marlène Laruelle
À cela s’ajoutent les difficultés de la municipalité de Washington D.C. elle-même : la ville souffre en effet d’un statut légal bancal — territoire fédéral, elle n’est rattachée à aucun des cinquante États — que Donald Trump souhaite subvertir et retourner à son profit. Dans cette ville qui vote à plus de 90 % démocrate, une longue tradition d’opposition aux décisions fédérales venues des administrations républicaines pourrait prendre fin : Trump a en effet proposé de prendre le contrôle de la municipalité si celle-ci n’arrivait pas « à faire son travail » sur la lutte contre le crime et la crise des sans-abris et le président américain vient de débaptiser la Black Lives Matter Plaza — une place de Washington qui avait été nommée en l’honneur du mouvement Black Lives Matter par la municipalité.
Esquisse d’une typologie des think tanks face à Trump
Pourtant, par-delà ces traumatismes qui laisseront des traces, le petit milieu des think tanks s’adapte à la nouvelle donne beaucoup mieux qu’on n’aurait pu l’imaginer.
Même si chacun laisse une marge de manœuvre personnelle à ses experts et héberge souvent des personnalités dont les discours et les réseaux touchent des cercles décisionnels différents, on peut dresser un panorama général de l’évolution du paysage de l’expertise face à la contre-révolution trumpiste.
Les opposants
En opposition ouverte et sans ambiguïté à la nouvelle administration, on ne trouve que les deux institutions les plus prestigieuses, la Brookings Institution et le Carnegie Endowment for International Peace.
Leurs publications critiquent ouvertement ce qu’ils voient comme une mise en danger des intérêts américains et de l’ordre libéral international. Brookings explique par exemple que « les executive orders de Trump menacent les élections américaines » , et Carnegie que la politique fiscale de Trump comportent des « risques sérieux » . Les deux institutions continuent également à travailler sur des sujets honnis de la nouvelle administration comme le changement climatique. Il en va de même pour le think tank progressiste Center for American Progress — moins influent toutefois sur les questions de politique étrangère.
Brookings et Carnegie sont bien seuls à être aussi clairs sur leurs principes : leurs confrères préfèrent jouer des cartes beaucoup plus conciliantes.
Les complaisants
Le CSIS, qui se présente comme bipartisan, ou le Center for a New American Security (CNAS), pourtant connu pour sa proximité avec les administrations démocrates, s’intéressent dorénavant essentiellement à des sujets non-conflictuels pour la nouvelle administration, voire embrassent certains de ses thèmes fétiches.
La petite musique qui monte à Washington dans les milieux des think tanks est désormais assez claire : même s’il l’on méprise l’homme et qu’on critique ses méthodes, la voie du retrait d’Europe est actée.
Marlène Laruelle
Anticipant l’élection de Trump, le CSIS proposait ainsi par exemple une roadmap pour que les États-Unis restent en tête de la lutte technologique et discute la dualité civile et militaire des chantiers navals chinois , tandis que le CNAS se demande comment « revitaliser la base industrielle militaire américaine en préparation d’un conflit futur entre grandes puissances » — les sujets qui fâchent étant quant à eux évités au maximum.
Il semble en aller de même pour le Council on Foreign Relations (CFR), l’un des plus anciens think tanks du pays, dont le siège est à New York — lui aussi bipartisan mais avec un penchant pour la tradition interventionniste — et pour le CATO Institute, grand promoteur du libertarianisme.
Très vocal dans son opposition à Trump durant son premier mandat, le CFR est aujourd’hui beaucoup plus discret, évitant les articles trop ouvertement critiques et s’intéressant à des sujets plus en symbiose avec la nouvelle administration.
Il s’inquiète par exemple du risque de « backlash » de la nouvelle politique tarifaire de Trump tout en se demandant « combien les États-Unis payent » pour les institutions onusiennes — un sujet cher à la Maison Blanche. Le CATO Institute se trouve lui aussi en partie en porte-à-faux avec la nouvelle administration par sa critique ouverte de l’expansion des pouvoirs présidentiels mais soutient la politique de dérégulation de D.O.G.E. qui pourrait « sauver des vies » sur les questions d’addiction aux drogues dures. La RAND Corporation se trouve elle aussi dans une situation complexe : très dépendante des fonds du Pentagone, elle s’est beaucoup investie sur des sujets ciblés par la nouvelle administration, comme les politiques de DEI au sein de l’armée et de la police.
Les think tanks considérés comme davantage « faucons », comme l’Atlantic Council, le German Marshall Fund, ou le CEPA (Center for European Policy Analysis), font eux aussi face à des situations ambivalentes.
Ils divergent avec la Maison Blanche sur la relation à l’OTAN, la politique à tenir vis-à-vis de l’Europe et la guerre en Ukraine, continuant à promouvoir un lien transatlantique fort et souhaitant la marginalisation de la Russie sur la scène internationale. L’Atlantic Council publie par exemple un papier sur le fait que « la guerre de la Russie contre l’Occident continuera jusqu’à ce que Poutine sente le goût de la défaite » . Mais cela n’empêche pas l’institution de compter en son sein plusieurs personnalités proches de la nouvelle administration et de travailler en parallèle à établir langue commune avec elle : obsession anti-chinoise, anti-iranienne, anti-houti, nouvelles focales sur la compétition mondiale autour de l’AI, intérêt soudain pour la liberté de navigation sur les canaux de Panama et Suez, et défense du « besoin d’exploiter toutes les formes d’énergie pour gagner la bataille de l’IA » .
Hors des micros et des pages web, en off, on se félicite à Washington que l’Europe doive enfin se prendre en charge et que les États-Unis cessent de jouer au gendarme du monde.
Marlène Laruelle
Les pro-Trump
Du côté des think tanks conservateurs, on a évidemment de bonnes raisons de se réjouir du nouveau contexte.
Toutefois, l’on sait également par avance que la nouvelle administration ne fera pas appel à l’expertise de manière aussi systématique que les précédentes et que le poids de son anti-intellectualisme touchera même les think tanks en parfait accord idéologique avec elle.
La Heritage Foundation est devenue la « boîte à penser » officielle du trumpisme, porteuse du fameux Project 2025 que Trump a déjà largement mis en œuvre à travers ses executive orders.
Plusieurs de ses membres ont d’ailleurs rejoint la nouvelle administration — on pense bien entendu à Russell Vought.
D’autres sont moins connus en Europe mais pourraient s’avérer décisifs. L’American Entreprise Institute (AEI), fer-de-lance du libre marché et du néoconservatisme, longtemps opposée à Trump durant son premier mandat — elle avait refusé de le soutenir dans son idée que les élections de 2020 avaient été volées — a repris du poil de la bête. Il critique par exemple les nouveaux tarifs douaniers en vigueur, y voyant un « non-sens économique » , mais publie un rapport sur « une vision conservatrice de la réforme de l’éducation », un sujet cher à la nouvelle administration .
De plus petit think tanks conservateurs s’en sortent bien également : le Hudson Institute, très lié aux milieux du renseignement et de la défense, publie dorénavant essentiellement sur les thèmes chers à la nouvelle administration ; le Stimson Institute, spécialisé en diplomatie parallèle mais également connu pour ses travaux sur le changement climatique, ainsi que le Quincy Institute, qui prône la modération (restraint) stratégique, sont eux aussi en train de trouver leurs marques avec la nouvelle administration — réduisant la part de la recherche sur les sujets qui fâchent tout en insistant sur ceux que l’on partage avec les nouveaux maîtres de la ville.
À l’heure ou le soft power américain est capturé par la Silicon Valley, les mastodontes issus de la Guerre froide ne peuvent plus fonctionner — et n’ont donc, aux yeux de la nouvelle administration, plus de raison d’être.
Marlène Laruelle
Un acquiescement graduel
Car c’est bien cela qu’il faut retenir lorsqu’on regarde les évolutions américaines avec l’Europe en perspective : la seconde présidence de Donald Trump accélère des transformations déjà en place depuis Barack Obama et confirme un point de non-retour.
La petite musique qui monte à Washington dans les milieux des think tanks est désormais assez claire : même s’il l’on méprise l’homme et qu’on critique ses méthodes, la voie du retrait d’Europe est actée.
Hors des micros et des pages web, en off, on se félicite à Washington que l’Europe doive enfin se prendre en charge et que les États-Unis cessent de jouer au gendarme du monde.
La liquidation brutale des outils du soft power américain est également un point de non-retour. Des institutions comme le National Endowment for Democracy (NED) ou Voice of America étaient des mastodontes hérités de la Guerre froide et qui ont servi pendant plusieurs décennies les intérêts de la puissance américaine à l’étranger. À l’heure ou le soft power américain est capturé par la Silicon Valley, ils ne peuvent plus fonctionner — et n’ont donc, aux yeux de la nouvelle administration, plus de raison d’être.
D’autres, comme le Woodrow Wilson Center et le U.S. Institute of Peace, récemment dépecés, auraient pu continuer à exister dans un environnement conservateur et réaliste mais la révolution en cours à Washington est bien aussi une révolution des technologies d’influence, de l’expertise — et elle acte un changement de génération.
Vu de Washington, la politique trumpiste — trop souvent perçue en Europe comme dénuée de boussole stratégique — apparaît dans sa cohérence.
L’objectif premier des États-Unis au XXIe siècle est de gérer son opposition à la Chine. Pour cela, il est dans l’intérêt américain d’essayer de briser le partenariat « sans limite » entre la Russie et la Chine en redonnant de la marge de manœuvre à Moscou pour qu’elle se défasse de sa dépendance envers Pékin — c’est le fameux « Kissinger inversé ». Que l’Ukraine et l’Europe doivent en payer le prix est un détail dans cette vue d’ensemble.
Aux États-Unis, l’imaginaire géopolitique s’est rouvert. Tout est désormais possible.
Marlène Laruelle
Le second objectif est de prendre le contrôle — sous différentes formes, avec différents moyens — de « l’hémisphère américain » : cela va des discours impérialistes de Trump sur le Canada et le Groenland à des politiques plus articulées de renégociation des relations économiques et migratoires des États-Unis avec ses voisins américains.
Troisièmement, Trump et son gouvernement se soucient de leur audience : la base MAGA demande des comptes.
Dans ce contexte, la guerre en Ukraine est avant tout une épine dans le pied américain : elle pousse la Russie dans les bras de la Chine, éloigne l’attention diplomatique, militaire et financière étatsunienne du continent américain, et énerve la base MAGA, qui, dopée aux saillies de J. D. Vance, voit en Volodymyr Zelensky un « ingrat » et la personnification même des valeurs libérales et de l’interventionnisme coûteux des Démocrates.
Reconnaître cette cohérence n’empêche pas de se préparer à des renversements tactiques, une bonne dose d’improvisation, et un manque de professionnalisme de la part de certains membres de la nouvelle équipe.
Mais le la est donné et la boussole stratégique est claire.
L’acquiescement graduel de la plupart des think tanks washingtoniens à la nouvelle donne est le signe qu’un consensus en politique étrangère — impossible pour l’instant à trouver en politique intérieure — autour d’une acceptation minimale du trumpisme est possible.
Non dans ses excès — comme l’annexion du Canada ou du Groenland ou l’idée que l’Ukraine serait victime de sa propre agression, des arguments qui ne parlent qu’au monde MAGA — mais dans l’idée d’une « America First Policy ». Ce signifiant à géométrie variable permet de réunir une base bien plus large.
Moins de trois mois après que la nouvelle administration s’est installée à la Maison-Blanche, de nombreuses digues idéologiques ont cédé, y compris hors des milieux trumpistes.
Le silence assourdissant des universités au démantèlement programmé de la science est un signe révélateur de mécanismes de peur, de chantage financier et d’acceptation du fait accompli qui sont en train de se jouer dans le pays.
Les think tanks sont eux aussi intimement dépendants des jeux d’argent et de pouvoir qui les lient à l’exécutif américain.
Pour l’Europe, le message est sans appel : aux États-Unis, l’imaginaire géopolitique s’est rouvert. Tout est désormais possible. À de savoir saisir cette occasion pour se réinventer elle aussi.