
Fort Deposit, Calhoun (Alabama, États-Unis), reportage
Terri Wewell, représentante démocrate au Congrès, est sur scène et dénonce les politiques de Donald Trump. Épaulée par des experts, elle parle de l’importance des aides sociales et des assurances maladie. Mais, depuis les gradins de l’auditorium de Fort Deposit (Alabama), la plupart des questions concernent les problèmes de fosses septiques. Cette préoccupation des habitants du comté de Lowndes fait suite à l’annulation par le ministère de la Justice d’un accord de « justice environnementale » avec les autorités de santé de l’Alabama, qui risque de renforcer la catastrophe sanitaire en cours dans la région.
L’objectif était de remédier au manque de systèmes d’assainissements pour évacuer les eaux usées d’habitations dans le comté. Le gouvernement a justifié cette décision en s’appuyant sur les politiques de Donald Trump contre les mesures de « diversité, équité, et inclusion ». La rhétorique républicaine est que ces programmes sont une forme de discrimination et favoriseraient certaines populations.
« Jamais vu une telle situation dans un pays développé »
Devant la foule, l’élue Terri Sewell est formelle : « Cela n’a rien à voir avec une initiative de diversité, équité et inclusion. C’est une crise de santé publique à propos d’un droit humain fondamental. Personne, surtout dans ce grand pays, ne devrait avoir des eaux usées dans son jardin. » En 2022, 80 % des foyers du comté n’avaient pas de système d’évacuation des eaux usées convenable, selon le journal Montgomery Advertiser.
En 2017, Philip Alston, envoyé spécial des Nations unies en visite dans la région, a affirmé qu’il n’avait « jamais vu une telle situation dans un pays développé ». La même année, une étude tirait la sonnette d’alarme sur des parasites intestinaux très répandus chez les habitants, à cause de l’insalubrité.
La maison de Willie Perryman, à Calhoun (Alabama), dans l’un des comtés les plus pauvres des États-Unis.
© Edward Maille / Reporterre
La région se trouve dans la « Black Belt », le nom donné au croissant géographique formé par des comtés du sud-est du pays avec une majorité d’habitants noirs. La situation dure depuis trente ans dans cette région rurale, où la distance entre les maisons rend impossible le raccord à un système d’égout.
Flaques d’eaux usées
Dans la commune de Calhoun, une dizaine de kilomètres au nord de Fort Deposit, Willie Perryman est assis à côté de sa femme devant sa maison. Leur petit-fils tente de faire voler un cerf-volant. Deux chiots gambadent et s’aventurent à l’arrière de la maison, où l’enfant, lui, n’a pas le droit d’aller. « Je ne veux pas qu’il marche dans les microbes », dit Willie Perryman, 70 ans, se déplaçant avec sa canne.

Willie Perryman, 70 ans, devant sa maison de Calhoun (Alabama).
© Edward Maille / Reporterre
De l’autre côté du bâtiment en taule, un tuyau de PVC sort du mur avant de s’enfoncer dans la forêt. La canalisation laisse sur son passage une flaque d’eaux usées. « Ce sont mes urines et mes microbes qui fuient, explique Willie Perryman. J’ai besoin que quelqu’un s’en occupe. Je suis en colère, car je n’arrive pas à avoir de l’aide. » Le propriétaire n’a pas les moyens d’installer un système d’assainissement, et il n’est pas le seul.

Faute de moyens pour installer un système d’assainissement, de nombreux habitants de l’Alabama évacuent leurs eaux usées par de simples tuyaux qui vont les déverser dans la nature, à l’écart de la maison.
© Edward Maille / Reporterre

Les tuyaux en PVC ont régulièrement des fuites, inondant d’eaux usées le jardin des personnes qui les utilisent.
© Edward Maille / Reporterre
Le sol, dont la fertilité a jadis concentré les plantations esclavagistes dans la région, est en partie responsable des difficultés pour installer un système d’assainissement. « Le sol de la Black Belt n’absorbe pas les liquides, ou très lentement. Avec un bon sol, l’eau s’enfonce d’un pouce [2,5 centimètres] toutes les 30 minutes. Ici, cela prend 240 minutes », explique Sherry Bradley, la directrice exécutive du Blackbelt Unincorporated Wastewater Program (BBUWP). Il faut donc installer des systèmes d’assainissements individuels sophistiqués, que l’association aide à mettre en place.
S’y ajoute le manque de ressources, dans l’un des comtés les plus pauvres du pays, où presque un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté. « Quand vous avez de la pauvreté, avec ce type de sol, vous allez avoir des tuyaux de PVC, explique la directrice. Les gens n’ont pas les moyens pour des systèmes individuels. » Ces tuyaux sont une alternative à bas coût pour évacuer les eaux usées à quelques mètres de la maison, les déversant dans la nature, sans aucun traitement d’épuration particulier. Ils peuvent aussi avoir des fuites, répandant leur contenu sur leur passage.
Les installations individuelles appropriées, elles, peuvent coûter « entre 18 000 et 30 000 dollars », de sorte que, parfois, « l’installation du système coûte plus cher que la maison ».
Négligence de la part des autorités
L’accord de « justice environnementale » conclu sous la présidence de Joe Biden en 2023, reconnaissait une négligence de la part des autorités locales dans leur gestion la situation sanitaire. Avant l’accord, le ministère de la Justice enquêtait sur les pratiques des autorités locales, les soupçonnant de discrimination envers la population en raison de l’absence de mesures suffisantes mises en place, dans un comté majoritairement noir.

Un tiers des habitants du comté de Lowndes vit sous le seuil de pauvreté.
© Edward Maille / Reporterre
Il permettait aussi « que le ministère de la Justice s’assure de la bonne utilisation des fonds fédéraux pour l’installation des systèmes dans le comté de Lowndes », explique Deborah J. Stewart, consultante pour l’entreprise de conseil Avalon, qui travaille avec l’association Lowndes County Unincorporated Wastewater Program, également chargée d’installer des systèmes d’assainissement.

Une maison où l’association Blackbelt Unincorporated Wastewater Program aide à installer une fosse septique.
© Edward Maille / Reporterre
La fin de l’accord n’annule pas pour autant pas tous les projets en cours. Il existe d’autres fonds publics et privés pour continuer ce travail d’installation de systèmes d’assainissement. Dans un communiqué, le département de la santé de l’Alabama a expliqué qu’il comptait « continuer à travailler [avec les partenaires qui reçoivent des fonds, pour les distribuer] à l’installation des systèmes septiques », comme prévu par l’accord « jusqu’à l’expiration des fonds déjà alloués ».
« Je devais choisir : Noël pour mes trois petits-enfants ou faire pomper les eaux usées »
« Nous continuons notre travail », affirme Perman Hardy, la présidente de la BBUWP, qui préfère ne pas commenter la décision du gouvernement. La sexagénaire comprend la souffrance des habitants de la région, puisqu’elle en est aussi passée par là. Chez elle, il ne s’agissait pas de tuyaux PVC fuyant dans le jardin, mais d’une fosse septique défectueuse. Régulièrement, les eaux usées remontaient par ses toilettes. « Tous les deux ans, je devais choisir : Noël pour mes trois petits-enfants ou faire pomper les eaux usées. Je devais expliquer à mes petits-enfants de 2, 5 et 7 ans pourquoi ils n’allaient pas avoir de Noël cette année », raconte-t-elle.

Sherry Bradley et Perman Hardy devant les locaux de l’association Blackbelt Unincorporated Wastewater Program à Haynville (Alabama).
© Edward Maille / Reporterre
Le dilemme a duré une vingtaine d’années, jusqu’à ce que Perman Hardy apprenne que son système avait besoin d’une pompe. « Les personnes qui ont installé le système ont profité de moi », dit-elle. Le problème est aujourd’hui réglé. La chasse d’eau peut être tirée, même « pendant un orage ». De quoi motiver l’engagement de la présidente de l’association : « J’espère qu’avec notre travail, les gens pourront ressentir la même chose que moi. »