Transformer la nation américaine en «République technologique». Une lecture d’Alex Karp | Le Grand Continent




Alexander C.Karp, avec Nicholas W. Zamiska, The Technological Republic: Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West, Crown Currency, 2025, 320 pages, ISBN 9780593798690

Le monde vit aujourd’hui un basculement décisif, dont les conséquences se font sentir de Washington à Bruxelles et de Kiev à Pékin. L’Union européenne se découvre plus vulnérable que jamais : le parapluie de défense américain, érigé au sortir de la Seconde Guerre mondiale et conforté durant la Guerre froide, se replie à mesure que Donald Trump affiche son désengagement sur la scène internationale. Dans le même temps, la guerre en Ukraine révèle, de façon spectaculaire, le nouveau visage d’un conflit du XXIe siècle : drones kamikazes, robots de reconnaissance, renseignements opérationnels en temps réel… Autant de réalités qui soulignent à quel point la supériorité technologique « change la donne » sur le terrain. S’y ajoute enfin le resserrement des restrictions imposées par les États-Unis sur les transferts de semi-conducteurs envers la Chine, acte qui illustre la fébrilité d’une concurrence mondiale toujours plus acharnée.

C’est forte de plus de vingt ans d’expérience d’investissement dans la technologie américaine que j’ai suivi avec attention ces évolutions. J’ai eu l’occasion d’écouter Alex Karp à plusieurs reprises à l’occasion de ses interventions en tant que PDG de Palantir, société cotée en Bourse et connue pour son expertise dans l’analyse de données massives pour le renseignement. La société Palantir, initialement créée pour la lutte antiterroriste, s’est progressivement imposée comme une plateforme incontournable pour de nombreuses administrations et armées à travers le monde, grâce à un modèle économique axé sur la structuration et l’« ontologie » des données. Ce positionnement, largement tributaire de partenariats avec les États, place Alex Karp dans une situation privilégiée pour réfléchir aux nouveaux problèmes de la souveraineté numérique, d’armement algorithmique et de stratégie géopolitique autour de l’IA. Il les aborde en profondeur dans son dernier ouvrage, The Technological Republic, nous invitant plus largement à repenser les fondements mêmes de la puissance occidentale au XXIᵉ siècle.

Qui est Alex Karp ?

Peu de figures de la Silicon Valley incarnent à ce point la rencontre entre la philosophie européenne et l’esprit entrepreneurial américain. Né à New York, Karp se forme à la philosophie à Francfort — dans le sillage de l’École du même nom —, avant de rentrer aux États-Unis pour cofonder Palantir en 2003 aux côtés de Peter Thiel — membre éminent de la « PayPal Mafia », ce groupe d’anciens de PayPal devenu un vivier légendaire de start-ups et de fonds d’investissement — dont Elon Musk. Karp se distingue d’emblée par un goût prononcé pour la géopolitique et la controverse, et la conviction inébranlable qu’un État souverain doit s’allier à la tech pour relever les défis stratégiques contemporains.

S’il a, dit-il, « très bien réussi dans le milieu académique », il se considère avant tout comme  « un bâtisseur » et accuse les institutions éducatives de desservir les Américains :  

« Le principal tort a été d’enseigner aux gens, d’une manière ou d’une autre, qu’il est préférable de ne croire en rien plutôt qu’en quelque chose. Comment éviter de devenir un sophiste, une personne qui réussit mais qui est profondément malheureuse ? Il faut entreprendre des projets qui vous dépassent, qui ont plus de sens que vous-même, et où ces projets ne peuvent probablement pas être entièrement monétisés. » 

Alex Karp assume le rôle de pont entre les agences publiques et la Silicon Valley, convaincu que l’innovation doit d’abord servir la souveraineté et la sécurité. En parallèle, il ne renie pas son héritage philosophique : son discours défend une forme de « réalisme éclairé » liant la protection des valeurs démocratiques à la maîtrise des technologies de pointe.

Que fait Palantir ?

Avec un chiffre d’affaires de 3 milliards de dollars, Palantir s’est illustré dans l’art de gérer et d’« ingérer » des masses gigantesques de données hétérogènes.

Au cœur de ses plateformes (Foundry, Gotham, Apollo) réside le concept d’« ontologie » des données : au lieu de simplement stocker l’information, Palantir la transforme en schémas logiques, facilitant l’analyse prédictive et la prise de décision.

S’imposant d’abord auprès de clients gouvernementaux, comme la CIA, l’US Army ou la NHS britannique durant la pandémie, la société travaille aussi désormais avec la sphère privée (banques, assurances, industrie).

Initialement propulsée par les budgets antiterroristes de l’après-11 septembre, Palantir a très vite démontré sa capacité à s’adapter à des problématiques variées : traquer la fraude financière, optimiser la logistique d’urgence ou encore cartographier des réseaux criminels. Un partenariat stratégique annoncé en décembre 2024 combine l’IA de Palantir (AIP) avec les drones et capteurs autonomes d’Anduril, notamment pour le projet TITAN de l’armée américaine, visant à augmenter la précision des frappes. Les deux entreprises ont été rejointes par SpaceX et Open AI, formant un consortium pour postuler conjointement à des contrats du Pentagone dès 2025. C’est un signe précurseur de la transformation du Département de la Défense sous la nouvelle administration Trump.

En France, Palantir collabore notamment avec la DGSI depuis 2016, via Gotham, analysant des données massives pour contrer le terrorisme ; ou avec Airbus, à travers Skywise (sur Foundry) afin d’optimiser la production et la maintenance aéronautique pour l’A350.

L’avènement de l’IA : vers un nouvel ordre mondial

Alex Karp dissèque avec une lucidité tranchante la course technologique qui menace l’Occident, pris entre la montée de rivaux sans scrupules et l’érosion de ses valeurs  :

« La montée de l’intelligence artificielle, qui pour la première fois dans l’histoire représente un défi crédible pour la suprématie créative de notre espèce, n’a fait qu’accentuer l’urgence de revisiter les questions d’identité nationale et de finalité que beaucoup croyaient pouvoir écarter. Le moment est venu de décider qui nous sommes et ce à quoi nous aspirons, en tant que société et civilisation. » (p. xv)

Derrière cette déclaration se cache une réalité : dans l’esprit de Karp, l’IA n’est plus de l’ordre du simple outil technologique, levier d’efficacité pour les entreprises ou la recherche scientifique. Elle constitue désormais un levier de puissance que les États, puissants ou émergents, peuvent utiliser dans l’objectif de transformer l’échiquier mondial — et d’imposer leurs valeurs.

La fin de l’âge atomique 

Pendant plus de soixante-dix ans, la force de dissuasion nucléaire — et l’écrasante suprématie technologique des États-Unis — ont conféré une forme de stabilité à l’équilibre des puissances à l’échelle internationale. Karp estime que nous sommes aujourd’hui à l’aube d’un basculement :

« Une ère de dissuasion s’achève — l’âge atomique — et une nouvelle ère de dissuasion, construite sur l’IA, est sur le point de commencer. » (p. 28). 

Dans cette nouvelle ère articulée autour de la maîtrise de l’IA, Karp estime que les adversaires potentiels des États-Unis disposent de « l’opportunité la plus marquante depuis la dernière guerre mondiale » pour remettre en question la primauté américaine dans le monde.

La « longue paix », expression popularisée par l’historien John Lewis Gaddis, reposait sur la conjonction d’un arsenal nucléaire dissuasif et d’une incontestable domination scientifique américaine. Or l’IA agit dans ce contexte comme un élément perturbateur : elle est un accélérateur de puissance pour qui sait l’exploiter, si bien que la suprématie des États-Unis pourrait être remise en cause. La Chine, la Russie, mais aussi des acteurs moins visibles se ruent dans cette brèche. Dopés à l‘IA, ils menacent de renverser la table. 

Un nouvel instrument de dissuasion

La guerre est transformée par l’avènement de l’IA, qui génère des algorithmes capables d’identifier, de cibler et de frapper plus rapidement et plus précisément qu’un opérateur humain. Les essaims de drones indépendants, l’analyse prédictive en temps réel et la planification militaire guidée par l’IA ont amorcé une véritable métamorphose du champ de bataille : l’IA n’est plus un auxiliaire mais redéfinit la guerre elle-même.  

Karp estime dès lors que nous devons nous focaliser sur la prochaine génération d’armes intelligentes, qui détermineront l’équilibre des pouvoirs au XXIe siècle.  Dans ce contexte, la simple possession d’armes conventionnelles ou nucléaires ne suffit plus : ce qui prime, c’est la faculté de pouvoir déployer des armes nouvelles dont la supériorité est fondée sur l’IA.

Or dans ce nouveau champ de bataille, Karp considère que les États-Unis sont en retard. Qu’il s’agisse des drones, de la reconnaissance faciale, ou des sous-marins autonomes, tout porte à croire que la Chine a pris de l’avance dans cette nouvelle ère de la guerre

L’auteur souligne que ce retard est d’autant plus problématique que cette course à l’IA se déploie à l’ombre de nos débats éthiques.

Là où l’Occident hésite, s’interroge, et parfois temporise, certains régimes moins soucieux des scrupules démocratiques ne s’embarrassent pas de ce temps de la réflexion : « Nos adversaires ne s’arrêteront pas pour débattre de l’éthique de l’IA, écrit Karp. Ils iront de l’avant. » (p. 29).

Une souveraineté technologique repensée 

Afin de pallier ce retard et d’assurer à nouveau la souveraineté  technologique et la primauté géopolitique des États Unis, Karp estime que les sociétés libres et démocratiques ont besoin de  « quelque chose de plus qu’un simple attrait moral ». C’est le retour d’un « hard power », dont la létalité au XXIe siècle serait accrue par le « software ».

Pour Karp, il devient vital de penser une « nouvelle dissuasion » qui reposerait sur l’innovation technologique. Dans le passé, la supériorité technologique américaine se fondait sur un couple quasi sacré entre l’État fédéral et un secteur privé innovant. Or ce pacte s’est progressivement fissuré, entre méfiance réciproque et priorités divergentes. L’auteur prône un retour à une forme de « collaboration » étroite — voire à un sursaut — pour contrer l’avancée d’États rivaux.

Cet avertissement ne s’adresse pas seulement à Washington.

Karp exhorte l’Europe à s’émanciper de sa posture historique de sous-investissement militaire.  L’image des « armées  bonsaï » (p. 43) traduit une critique acérée : l’Europe, trop confiante dans le parapluie américain et engoncée dans des restrictions réglementaires, risquerait de rater le virage IA et de se condamner à un rang secondaire sur la scène géopolitique. Karp entrevoit pourtant dans la montée en puissance de l’IA une opportunité pour le continent de rattraper le temps perdu, à condition d’allier l’excellence technologique européenne à une réelle détermination stratégique et un relâchement des restrictions sur l’IA — dans la ligne du discours de J. D. Vance à Munich il y a quelques semaines.

L’éclipse des valeurs : une menace pour la souveraineté nationale

Dans The Technological Republic, Alex Karp va au-delà de l’urgence technologique et militaire pour pointer un phénomène plus insidieux : l’affaiblissement des repères culturels et moraux qui, jusqu’ici, cimentaient l’identité américaine et, par extension, la cohésion occidentale. 

À ses yeux, l’abandon du « sens de la nation » ne serait pas un simple épiphénomène mais l’un des vecteurs d’une crise profonde — celle d’une civilisation qui ne croierait plus en ses propres fondements.

Le legs d’Allan Bloom : l’université et la dérive du « sans-croyance »

Karp rappelle la mise en garde d’Allan Bloom, l’auteur de The Closing of the American Mind (1987), qui voyait déjà dans les universités un lieu où l’on s’éloignait progressivement de tout engagement véritable.

De simple vecteur d’émancipation, l’« ouverture » des universitaires se serait muée en une frilosité intellectuelle, où la peur de « choquer » ou d’« offenser » aurait interdit tout débat authentique.

« Dans ce processus, les administrateurs universitaires encouragent un usage prudent de la parole, tandis que les codes de comportement inédits privent les individus de l’habitude et de l’instinct nécessaires pour développer des convictions sincères. » (p. 66)

En se vidant de toute référence à un contenu normatif, les universités produiraient des décideurs et des entrepreneurs désengagés, privés de ces convictions qui forgent l’âme d’une nation.

L’« agnosticisme technologique » de la Silicon Valley

Ce repli sur la neutralité se retrouve tout particulièrement au cœur de la Silicon Valley.

Karp emploie l’expression d’« agnosticisme technologique » pour décrire l’attitude ambivalente d’un secteur qui se présente volontiers comme apolitique ou « au-dessus de la mêlée ». Il considère que ce désengagement serait le signe d’une incapacité à s’assumer en tant que force créatrice de valeurs collectives. L’entreprise Google, par exemple, aurait pu contribuer à renforcer la sécurité nationale américaine par ses algorithmes, mais certains de ses employés, dans un élan de « pacifisme » autoproclamé, auraient choisi de s’y seraient opposés sans pour autant proposer une vision positive de ce que devrait être la finalité de l’innovation technologique.

Pour Karp, on assisterait donc plus largement au renoncement profond à toute croyance. Les entreprises  mettent en œuvre des mécanismes lucratifs pour monnayer la publicité mais s’abstiennent de s’inscrire dans un projet national. Dans cette logique, l’idée d’une contribution active à l’intérêt général — qu’il s’agisse de la défense nationale ou d’un récit collectif — passe au second plan, voire disparaît.

Le rejet de l’idée nationale et la déconstruction de l’Occident

Mais la critique de Karp va plus loin.

À mesure que les élites — académiques ou entrepreneuriales — renoncent à s’engager dans un « projet » commun, la notion même de nation aurait perdu de sa substance. Sur un campus prestigieux ou au sein d’un géant du numérique, l’idée d’adhésion à une identité partagée semble presque archaïque. D’où une forme de scepticisme grandissant à l’égard de la souveraineté elle-même.

« La grande sécularisation de l’Amérique d’après-guerre a abouti à l’élimination de tout espace laissé à la croyance […] La tolérance de tout aboutit souvent à ne plus croire en rien. » (p. 73)

La remise en cause du concept de patrie, couplée à un relativisme moral désormais omniprésent, menacerait la solidité du corps social : pour Karp, un peuple qui ne sait plus ce qu’il est ni ce qu’il défend renonce de fait à l’exercice de sa souveraineté. Les « libertés » tant chéries flotteraient alors dans le vide, dénuées de sève et d’idéaux communs, ne constituant plus qu’une marque de distinction personnelle.

À cet égard, The Technological Republic fait écho à une préoccupation ancienne : sans sentiment d’appartenance à une entité collective, comment élaborer un consensus stratégique, a fortiori dans l’urgence ? Plus encore, comment justifier l’effort nécessaire pour préserver une puissance capable de rivaliser avec des adversaires qui, pour leur part, croient fermement à leur projet national ?

Pour Alex Karp, la crise de foi qui traverse l’Amérique — et plus largement l’Occident — est un enjeu majeur — peut-être aussi grave que la compétition technologique précédemment évoquée.

Aussi l’enjeu pour Karp n’est-il pas seulement de forger des armes de nouvelle génération, mais de retrouver un sens collectif, un élan qui fasse dire aux Américains, comme aux Européens, qu’ils appartiennent à une même civilisation. Sans ce sursaut identitaire, alerte-t-il, la souveraineté risquerait de n’être plus qu’un slogan creux — et l’IA un totem ambivalent, manipulé par des puissances qui savent mieux ce qu’elles veulent et qui ne craignent pas de l’affirmer.

Reconstruire la « République technologique »

Karp ne s’arrête pas au constat : il propose une voie pour ressusciter l’audace américaine, entre puissance militaire et élan culturel. Le Pentagone, engoncé dans des processus d’un autre âge, devrait se réinventer, notamment en accélérant l’adoption de logiciels civils et en forgeant des « armes numériques ».

Comme à l’époque du Projet Manhattan, l’État fédéral et la Silicon Valley devraient à nouveau collaborer dans un élan commun — l’un osant l’efficacité, la rapidité et la prise de risque ;  l’autre quittant son cocon consumériste pour se mettre au service de la nation.

L’État et la puissance militaire américaine à l’ère de l’IA

Selon Karp, le Département de la Défense américain devrait cesser de penser comme si les États-Unis demeuraient la seule puissance dominante en adaptant ses arsenaux à un monde multipolaire où l’IA joue un rôle crucial pour la dissuasion et la préparation militaire. Cela implique deux chantiers majeurs :

  • Créer de véritables armes numériques : Karp rappelle que la modernisation du « hard power » ne se résume pas à l’achat d’avions ou de missiles. Dans un univers technologique ultra-rapide, c’est la capacité logicielle — à savoir la compétence en matière d’IA, en robotique et en traitement de données ultra-rapides — qui détermine la supériorité opérationnelle. Ces compétences sont bien sûr au cœur des activités de la société d’Alex Karp, Palantir. 

Un héritage américain à redécouvrir : la tradition d’une « république scientifique »

Selon Karp, les États-Unis se sont construits comme une puissance technologique depuis les débuts de leur histoire. 

De nombreux Pères fondateurs étaient en effet ingénieurs, inventeurs ou hommes de science — comme Thomas Jefferson, passionné d’architecture, ou  Alexander Hamilton, convaincu que l’essor industriel et l’innovation devaient consolider la jeune République américaine.

Au XXe siècle, les États-Unis ont d’ailleurs massivement misé sur la recherche publique, que ce soit pour le développement de la bombe atomique ou pour la course à l’espace. Karp considère que cette synergie entre ingénieurs, chercheurs et militaires aurait non seulement permis de remporter la Seconde Guerre mondiale, mais aussi d’instaurer un système où la compétition scientifique nourrissait la prospérité du pays.

Karp ne manque pas d’évoquer l’héritage culturel des premiers « personal computers », à travers l’iconique publicité « 1984 » pour le lancement du Macintosh d’Apple cette même année. Réalisée par Ridley Scott et diffusée lors du Superbowl, elle montrait des dizaines d’hommes en uniforme gris, hypnotisés par un visage autoritaire sur grand écran et proclamant  : 

« Aujourd’hui, nous célébrons le premier anniversaire glorieux des Directives de Purification de l’Information. Nous avons créé, pour la première fois dans l’histoire, un jardin d’idéologie pure — où chaque travailleur peut s’épanouir, à l’abri des parasites qui véhiculent des pensées contradictoires. Notre unification des pensées est une arme plus puissante que n’importe quelle flotte ou armée sur terre. Nous sommes un seul peuple, avec une seule volonté, une seule résolution, une seule cause. »

Survenait alors une femme vêtue d’un t-shirt Apple, brandissant un marteau qui, dans un geste libérateur, fracassait ce monolithe orwellien. Encore en pleine guerre froide, ce message était non seulement le marqueur d’un ADN américain rebelle mais aussi la promesse d’une technologie au service de l’individu et de la liberté contre le « Big Brother » étatique et communiste.

Sortir de l’ère du « technological escapism »

Pour Karp, l’idéal de la technologie au service de la liberté s’est dilué au fil des années, délaissant la notion de bien commun ou de souveraineté.

Les « Magnificent 7 » se sont surtout concentrés sur le divertissement (Netflix, Facebook) et le e-commerce (Amazon, Shopify) , là où ils auraient pu mettre leur génie technique au profit de la puissance nationale.

La perte de cette fibre patriotique se serait, selon Karp, traduite par un affaiblissement de la résilience des États-Unis. Au lieu de renforcer l’indépendance numérique américaine, une partie de la Silicon Valley se serait enfermée dans l’illusion d’un monde post-national où les citoyens seraient apolitiques. Sans ancrage politique, la scène technologique américaine s’exposerait alors à la concurrence de pays qui, quant à eux, n’hésiteraient pas à fusionner leur puissance technologique avec leur appareil militaire.

Karp demeure cependant convaincu que les États-Unis disposent des ingrédients nécessaires à la renaissance de leur « république scientifique » historique à l’ère de l’IA.

Alors que la souveraineté future se jouera en grande partie sur le terrain du software les États-Unis restent la référence mondiale dans ce domaine, avec des entreprises capables de traiter des quantités astronomiques de données et de concevoir des algorithmes d’IA de pointe.

Plus encore que les capacités matérielles, c’est la culture d’ingénierie et de non-conformisme, qui s’incarnerait dans l’esprit de la Silicon Valley, que Karp estime essentiel au renouvellement de l’ambition nationale. Cet état d’esprit — du dépassement des normes, de la remise en question permanente et du refus du conformisme — était d’ailleurs symbolisée dans une autre campagne d’Apple, « Think Different » (1997), symbolise : « Trinquons aux fous. Aux inadaptés. Aux rebelles. Aux perturbateurs. (…) Parce que les gens qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde sont ceux qui le font. »

Alex Karp plaide donc pour une réconciliation entre l’État fédéral et ces acteurs rebelles : si Washington aspire à moderniser radicalement sa défense, il lui faudra travailler main dans la main avec cette Silicon Valley. Et en retour, celle-ci doit comprendre que sa prospérité dépend aussi de la vitalité nationale.

C’est en restaurant son « hard power » et en réaffirmant un sens du collectif que l’Amérique pourrait, selon Alex Karp, reconstruire la « république technologique » dont elle aurait jadis été l’incarnation. La clef de ce renouveau réside dans une symbiose retrouvée entre un génie technologique, stimulé par la compétition internationale, et un État prêt à accueillir l’innovation dans sa dimension la plus iconoclaste.

Quel horizon pour l’Europe ?

Les réflexions d’Alex Karp sur la « République technologique » ne se limitent pas au seul territoire américain. 

Il entend les étendre à une Europe qui serait aujourd’hui en quête d’équilibre, entre protection du débat public et sauvegarde d’un espace de confrontation intellectuelle. Ursula von der Leyen, prônant le « pre-bunking » comme un « vaccin » social pour immuniser les citoyens contre la désinformation, incarnerait cette démarche de contrôle préventif des narratifs, soutenant que la stabilité démocratique peut exiger de neutraliser des discours jugés « malveillants », quitte à aménager la liberté d’expression.

Comme il l’a énoncé à Munich, le Vice-Président américain considère que « le véritable danger pour l’Europe vient de l’intérieur », dans la mesure où la tradition du débat se retrouverait minée par la peur de l’offense et la crainte de malmener le consensus social. J.D. Vance voit dans ce contrôle resserré des discours un frein à l’innovation et à la vitalité démocratique — la quintessence de ce que l’Amérique de l’administration Trump déclare vouloir préserver à tout prix.

Alex Karp, quant à lui, aborde le sujet sous un angle plus stratégique : les adversaires de l’Occident, qu’ils soient concurrents économiques ou rivaux géopolitiques, n’auraient que faire des précautions éthiques sur l’IA ou des lois visant à restreindre la liberté d’expression.

Dans The Technological Republic, il relie explicitement la liberté d’expression au dynamisme technologique et, in fine, à la sécurité nationale. L’innovation — notamment dans le domaine de l’IA — dépendrait largement d’une culture qui tolère les idées déviantes, les esprits « fous » ou « rebelles », et accepterait de prendre des risques intellectuels. Il considère que les décideurs doivent préserver un espace pour la « confrontation idéologique », dans la mesure où « la volonté de risquer la désapprobation de la foule a tout à voir avec la surperformance technologique et économique. »

Dès lors, l’Europe se trouverait face à un dilemme : d’un côté, répondre à la menace de la désinformation par des dispositifs de neutralisation des discours, ce qui retarderait les progrès de l’IA dans la volonté d’assurer la conformité des modèles aux réglementations européennes ; de l’autre, s’assurer que ces mesures de précaution ne musellent pas la créativité ni les idées marginales, ces « idées folles » qui seraient les plus aptes à façonner l’avenir européen.

Alors que J. D. Vance estime que l’Europe fait face à un déclin sur le plan des libertés publiques, Karp lui reconnaît un potentiel scientifique élevé mais qui pourrait cependant se trouver paralysé par un trop grand souci de protection et de conformité. Dans cette opposition, une leçon se dégage : si, comme le suggère Karp, c’est de l’énergie du conflit d’idées que naissent les plus grands bouleversements techniques et politiques, il pourrait bien être vital, pour l’Union, de ménager — voire de cultiver — une certaine dose de frictions dans le débat public.

Au fond, la conclusion de The Technological Republic pour l’Europe tient dans cette injonction : n’étouffez pas la parole, même lorsqu’elle dérange.

À l’heure de l’IA, renoncer à cette liberté reviendrait pour Karp à prendre le risque d’être distancé par des puissances moins regardantes quant aux sensibilités — et bien plus ambitieuses dans leur quête d’hégémonie technologique.



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