Comment la scène techno a conquis le Nord de Paris

« Nous sommes les seuls en Europe à avoir ouvert un club pendant le Covid, et ça a marché. » Un petit sourire taquin fend le visage glabre et ridulé d’Arnaud Perrine, 51 ans, multi-entrepreneur de la fête à Paris, quand il raconte l’ouverture du Kilomètre25 – ou KM25. Inauguré en juin 2021, l’open air de 2.000 mètres carrés, caché sous le périphérique, à la frontière entre Paris (75) et Pantin (93), fait partie des plus grands lieux de teuf techno du continent. Juste en dessous, l’auto-entrepreneur a récidivé en janvier dernier avec l’ouverture d’une seconde adresse, le Mia Mao : 3.000 mètres carrés cette fois dans une ancienne halle industrielle de La Villette reconvertis en dancefloor. Ce dernier donne – enfin ! – sur le Jardin 21, un bar qui propose des soirées au grand air, également exploité par le quinquagénaire et ouvert en 2019.

Arnaud Perrine, entrepreneur de la fête à Paris, a ouvert le KM25, le Jardin 21 et le Mia Mao. /
Crédits : Louisa Ben

Si Arnaud Perrine a parié sur le 19e arrondissement, c’est que le quartier concentre déjà un certain nombre de spots pour sortir. Une centaine de mètres plus loin se trouve le Glazart, un des premiers clubs techno parisiens ouvert dans les années 1990. Un kilomètre après, il y a les deux tiers-lieux associatifs et festifs : la Fawa et la Station Gare des Mines. La plupart de ces endroits ont hérité du dispositif Zone d’urgence temporaire (ZUT), porté par le parc de la Villette et des associations, et soutenu par le ministère de la Culture. Cette ZUT a eu pour vocation de « sauver la fête » entre le 18 juin et le 26 septembre 2021, à la sortie de la pandémie. La Ville de Paris a participé, de près ou de loin, à la mise à disposition de certains de ces lieux ou aux financements de réhabilitations. La mairie a accompagné en tout une vingtaine de spots culturels et festifs du Nord-Est parisien – dont près de la moitié après 2020. De l’autre côté du périph’, en Seine-Saint-Denis – mais toujours dans ce même secteur du bassin de la Villette et du canal de l’Ourcq – se trouve aussi le Nexus, un club hard techno ouvert en 2021.

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La Station Gare des Mines est un repaire de la techno parisienne. /
Crédits : Louisa Ben

« Ici, il y a de la place », confirme Frédéric Hocquard, adjoint à la nuit de la maire de Paris, Anne Hidalgo (Parti socialiste). Pour lui, le 19e est carrément « un terrain de jeu ». Mais si, comme Le Parisien le titrait en juin, « Paris n’a plus rien à envier à Berlin », cette concentration de lieux opère dans la zone la plus pauvre de la capitale : dans ce quartier, 25 % des personnes vivent sous le seuil de pauvreté. Ce qu’analyse Myrtille Picaud, sociologue et chercheuse au CNRS, auteure de l’ouvrage Mettre la ville en musique (Paris-Berlin) :

« Cette concentration particulière dans le Nord-Est [de Paris] s’explique notamment par la présence d’espaces industriels ou d’artisanat reconvertis. Ce n’est pas dans les beaux quartiers qu’on trouverait ces lieux. »

Investissements municipaux

400.000 euros. C’est le beau cadeau de la Ville de Paris pour réaliser les travaux du tout nouveau Mia Mao, inauguré le 17 janvier. Le club, qui a coûté 8 millions d’euros, peut accueillir près de 1.000 personnes et dispose d’un des meilleurs sound systems de la capitale (d’une valeur de 3 millions d’euros). Il se définit comme un « temple de la techno » à l’image des grands clubs berlinois ou londoniens. Un joli coup d’Arnaud Perrine, qui a lancé les premières soirées du Glazart en 1998, un club parisien culte, situé porte de la Villette.

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A partir des années 1980, le Nord-Est de Paris industriel s’est transformé en lieu de teuf. /
Crédits : Louisa Ben

Cela fait des années que le territoire connaît des transformations, avec les investissements de la ville de Paris. Les premières s’opèrent dès les années 1980 avec la fermeture des fameuses halles aux cuirs de la Villette – dont une accueille aujourd’hui le Mia Mao – qui étaient des abattoirs. De ce grand chantier, la zone a vu naître le Zénith, les 26 Folies, dont la salle de concert du Trabendo, le Centre national de la Musique et, dernière construction majeure, la Philharmonie de Paris, inaugurée en 2015, qui met à l’honneur la musique classique et actuelle. La chercheuse Myrtille Picaud commente :

« Cette politique d’urbanisme transitoire permet aux pouvoirs publics de garder la main sur ces espaces au lieu de subir des squats – qu’ils soient culturels ou sociaux – tout en continuant le tournant “ville de loisirs” pour la classe supérieure. »

Ces espaces ne bénéficient toutefois pas de grandes subventions étatiques culturelles comme pour les lieux de « culture classique », à l’instar de l’Opéra de Paris – financé en majorité par des subventions publiques. S’installer dans ces territoires précaires permet aussi, selon la sociologue, de « rencontrer moins de résistance des habitants, qui sont moins riches qu’ailleurs ».

Nouveau public

Ce vendredi après-midi, Mohamed, 73 ans, profite du parc de la Villette, comme des dizaines de familles du quartier. Lui réside dans le quartier depuis 2010 : « C’est si calme ici, on est vraiment tranquille même s’il y a plus de jeunes qu’avant. » Un peu plus loin, une maman venue avec ses trois amies racontent s’y ressourcer avec leurs enfants, comme elles avaient l’habitude de le faire avec leurs parents, des décennies plus tôt. « Il y a beaucoup moins de délinquance, de toxicomanes et d’alcooliques, c’est vraiment agréable. » L’accès à l’offre culturelle ? « C’est surtout pour les personnes qui ont des moyens », juge Fiona qui vit ici avec son mari et ses deux enfants. « Je ne pense pas que [les personnes précaires] peuvent emmener leurs cinq enfants à la Cité des sciences. Le billet est à 12 euros. »

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Fiona et sa famille habitent aussi le quartier de La Villette. /
Crédits : Louisa Ben

Un peu plus tard dans la soirée, Orane, 32 ans et nouvelle habitante du quartier, s’enchante, un verre à la main, devant les enceintes de la Station Gare des Mines :

« C’est bien d’être à 10 minutes à pied de la maison quand on sort ! »

Elle habite juste au-dessus du Centquatre – un espace culturel qui organise des performances, expositions et concerts. « C’est génial ! » Si le territoire se rajeunit, il fait aussi partie de ceux qui comptent le plus de familles de Paris : 13% des familles ont trois enfants ou plus. Un chiffre qui tombe à 8% pour le reste de la capitale. « On a participé à la gentrification du canal », estime Arnaud Perrine, l’auto-entrepreneur de la fête :

« On est passé des dealers qui fument avec des pitbulls, à des petits chiens à côté de joggers en collants vert fluo. On a donc vu un changement de quartier assez important. »

Cette mixité sociale promise a permis à Frédéric Hocquard, l’adjoint à la mairie de Paris, de convaincre ses partenaires politiques d’installer des espaces festifs dans le coin :

« Si on a de la vie nocturne, il y a des gens tout le temps. Soit on envoie la police, ce qui ne résout rien, soit on crée de la convivialité. »

Avant d’être adjoint à la nuit à Paris, Hocquard est nommé conseiller par la maire Anne Hidalgo en 2014. Cette même époque connaît une mobilisation des noctambules, débutée en 2009. Les fêtards regrettaient dans une pétition que « la nuit se meurt en silence à Paris ». En 2013, ils élisent même un maire de la nuit. En juin 2024, le collectif se réjouit d’un nouveau « party district ». Depuis, Paris injecte un million d’euros par an dans différents établissements culturels nocturnes et festifs, dont certains en petite couronne.

Problématiques sociales

Le 19e arrondissement – le plus pauvre de la capitale – est connu pour concentrer une importante partie des problématiques sociales de Paris. On y trouve le plus de logements sociaux. Des campements d’exilés s’installent sous le métro Jaurès et Stalingrad. Les locaux dénoncent aussi une importante concentration de toxicomanes à la rue. De nombreuses associations solidaires pour ce public sont également installées dans l’arrondissement.

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Le 19e arrondissement, le plus pauvre de Paris, a notamment accueilli des campements de personnes exilées pendant des années. /
Crédits : Louisa Ben

Alors des lieux hybrides proposent des alternatives, avec un pied dans la teuf et l’autre dans la solidarité. C’est le cas de Fawa, situé à la porte la Villette. Le tiers-lieux ouvre aussi bien ses portes aux associations solidaires du quartier qu’aux afters queers et branchés. Ouvert en 2020, après un appel à projet lancé par la Ville de Paris, il prend place dans les locaux anciennement squattés par Péripate – Freegan Poney, un restaurant anti-gaspillage qui cuisinait à partir des invendus de Rungis.

À deux arrêts de tram de là, le tiers-lieux la Station Gare des Mines propose, lui, un accueil de jour pour les jeunes exilés. Comme l’explique David George-François, qui a co-créé l’endroit :

« En 2017, des campements de milliers d’exilés jouxtaient notre lieu. »

À cette époque, ces camps se mélangent à ceux des consommateurs de crack de la Porte d’Aubervilliers. Juliette, une psychologue qui gravite dans le microcosme de la Station, décide alors de lancer des groupes de paroles musicaux, pour accueillir les jeunes des campements voisins. Huit ans plus tard, le projet attire toujours autant de monde. Ce vendredi de février, ils sont des dizaines à assister à une projection de films entre les murs tagués du tiers-lieu, avant de rejoindre une maisonnette de la Station qui leur est réservée : l’endroit chaud regroupe des canapés, des tables et des activités. « On est les seuls à proposer des groupes de paroles », affirme Juliette qui en a fait une association, Cou Cou Crew.

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La Station organise des projections de films, adressées aux personnes du quartier. /
Crédits : Louisa Ben

Dans la même journée, quelques heures plus tard, une cinquantaine de fêtards attendent l’ouverture du club, de bonne humeur et un peu pompettes. Ce soir, c’est Camion Bazar qui fait la programmation. Le couple d’artistes a invité un groupe de punk et deux autres DJ techno, comme eux. Ce sont des habitués des lieux :

« On se sent plus libres que dans les autres clubs : ici, c’est vivant. C’est moins aseptisé, plus imparfait. Le public est considéré comme des êtres vivants qui viennent passer du bon temps. Pas juste comme des portefeuilles. »

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Le duo de DJ Camion Bazar, Benedetta et Romain Play. /
Crédits : Louisa Ben

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Une cinquantaine de fêtards attendent l’ouverture du club de la Station Gare des Mines. /
Crédits : Louisa Ben

Ce vendredi soir de février, ils sont 700 fêtards à danser jusqu’à la fermeture, à 7 heures du matin.

Photos de Louisa Ben, texte d’Elisa Verbeke.



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