Faut-il rapatrier les données françaises vers des serveurs européens ? La question, un serpent de mer, revient sur le devant de la scène. La ministre du Numérique Clara Chappaz a lancé cette semaine un appel à projets de « plusieurs dizaines de millions d’euros » pour bâtir « une offre de cloud européenne ».
L’objectif est ambitieux : doubler la part de marché des acteurs français d’ici 2030, dans un secteur aujourd’hui ultra-dominé par les mastodontes américains. En France comme en Europe, 70 % à 80 % du cloud est aujourd’hui entre les mains d’AWS (Amazon), Microsoft et Google.
Un enjeu de souveraineté
Derrière la dimension technologique se cache un enjeu de souveraineté. Les lois extraterritoriales américaines permettent à Washington d’exiger l’accès à des données hébergées en dehors de son territoire si elles sont stockées par une entreprise américaine. Un levier que Donald Trump pourrait, selon plusieurs analystes, utiliser comme outil de pression géopolitique dans sa guerre commerciale.
Pour Clara Chappaz, il est temps de convaincre les entreprises françaises de changer de cap : «Aux grands patrons qui hésitent, je veux leur dire: des solutions européennes innovantes, compétitives, existent bel et bien, y compris dans le domaine ducloud », a-t-elle martelé.
Mais dans les faits, les grands groupes tricolores restent très attachés aux géants américains, à commencer par AWS. Le distributeur d’électricité Enedis envisagerait de migrer une partie de ses applications vers Amazon, selon un cadre de la DSI de l’entreprise cité par l’AFP. « Si on met toutes nos données ailleurs, on va faire comment pour progresser en intelligence artificielle ? », s’interroge-t-il. Interrogée, la direction d’Enedis parle d’une étude sur « certaines applications non stratégiques », tout en réaffirmant que le critère de souveraineté reste « essentiel ». Lors de l’AWS Summit organisé début avril à Paris, des entreprises comme Safran ont publiquement vanté la puissance des solutions d’Amazon, preuve que l’attractivité reste intacte.
« Les entreprises sont pragmatiques », rappelle Jean-Christophe Laissy, directeur au BCG. « Les clouds européens sont beaucoup plus pauvres en services », ce qui les cantonne à l’hébergement de données sensibles. La stratégie du moment reste celle du multi-cloud : combiner plusieurs prestataires selon les usages. Face aux 800 milliards de dollars investis par les géants américains depuis 2010, les acteurs européens peinent à suivre.
Construire une masse critique
Parmi les acteurs français les plus engagés, OVH Cloud se félicite de la nouvelle impulsion gouvernementale. « La souveraineté, c’est un positionnement stratégique qu’OVH Cloud a pris depuis 20 ans. Et, quelque part, l’histoire nous donne raison aujourd’hui », affirme son directeur général, Benjamin RevcolevschiL. Mais il appelle à ne pas se contenter d’incantations : « Je pense que le combat qu’on doit mener aujourd’hui, c’est de s’assurer que la part de marché restante pour les acteurs européens soit préservée et qu’il y ait une masse critique suffisante pour que des acteurs comme nous et d’autres puissent continuer à investir. »
Dans un marché européen qui devrait croitre de 20% par an d’ici 2028, selon IDC, l’enjeu des prochaines années sera donc de résister à la progression des trois géants que sont AWS, Google et Microsoft.