Complexe de supériorité de journaliste parisien mise à part, ce ne sera pas faire offense à la commune de La Ferté-sous-Jouarre (Seine-et-Marne) de dire qu’on y a vite fait le tour des activités. Les vacances scolaires et les horaires improbables des enseignes – fermeture à 14h00, bar qui baisse le rideau à 20 heures, café ouvert uniquement l’après-midi – renforcent l’impression d’une bourgade aux portes closes.
Reste une chapelle de sociabilité, ouverte sans discontinuité de 9 heures à minuit, 7 jours/7, pour accueillir tous les pèlerins : le McDonald’s. Bien plus que vendre un rêve américain périmé, un clown pour enfant flippant ou le pseudo-secret de la sauce Big Mac, voilà la vraie promesse du fast-food : être un endroit où passer le temps. Le tout sans vous presser pour recommander, qu’on vous indique ne pas servir à manger avant 12h30, ou que le restaurant va fermer, ou l’obscur minimum de carte bancaire de 10 euros. « Venez comme vous êtes » et restez autant que vous voulez.
Les bistrots ferment, les McDo ouvrent de plus en plus
Anthony et Gabriel, 24 ans, font partie des premiers sur place. « Lorsqu’on n’a rien à faire, on va là. Pas la peine de nettoyer son appart pour accueillir l’autre, de chercher un endroit ou de payer trop cher ». Le rituel est le même depuis des années : un texto pour chasser l’ennui, un rendez-vous calé, cinq minutes de voiture, et des discussions sans fin. Pour la modique somme d’un petit wrap chacun (2,50 euros), les voilà partis à débattre du Real Madrid-Arsenal de la veille et du début des playoffs en NBA. « Où on peut faire ça à La Ferté-sous-Jouarre à part ici ? ».
Cette promesse d’une porte toujours ouverte pour papoter était jadis tenue par les bistrots. Mais de ces 200.000 établissements dans les années 1960, il n’en reste que 30.000 en France, avec un rythme – inquiétant – de 500 disparitions chaque année. Pendant ce temps, on compte 1.500 McDonald’s sur le territoire, 30 nouvelles ouvertures annuelles. Et l’enseigne ambitionne d’avoir un restaurant « à moins de 20 minutes » de chaque Français, notamment dans les petites communes, disait-elle en mars. Désormais, c’est devant une boîte de nuggets et non une pinte qu’on refait le monde : 24 % des Français disent aller à McDo plusieurs fois par mois et 69 % au moins une fois dans l’année, contre 18 % et 51 % pour le PMU, selon l’Insee en 2024.
Le PMU sans le vice
« McDo est devenu bien plus qu’un restaurant, il a repris des parts de sociabilité aux cafés, à Starbucks, aux bistrots, aux boulangeries… et c’est sur ça qu’il capitalise désormais », appuie Pierre-Louis Desprez, expert en imaginaire de marque. Mais McDo est-il la solution aux enseignes qui manquent ou le responsable de ces fermetures ? « C’est faux de penser que sans les fast-foods en périphérie, les bars ou cafés du centre-ville seraient pleins. McDo n’y a pas chassé la clientèle », défend Jean-Laurent Cassely, conférencier et auteur de La France des bars-tabacs (Cassely, 2025).
Pour Laure, accompagnée de ses enfants, le fast-food constitue la sortie familiale du dimanche et des vacances, mais aussi le « verre » après le travail avec les collègues et le déjeuner du mercredi avec les amies. Plus prosaïque, Jennie, 15 ans, y est venue ce midi débattre avec ses amies de sa future rupture avec son copain… avec qui le premier rendez-vous était dans ce même restaurant. Jean-Laurent Cassely philosophe : « McDo est un réceptacle de ce que les gens en font ». Et faute d’alternatives, on ne manque pas d’imagination.
A la Ferté-sous-Jouarre – et ailleurs en France –, dans quel autre établissement croise-t-on simultanément un groupe de lycéennes, une grand-mère et sa petite-fille, deux costards-cravate, les débats sportifs d’Anthony et un motard solitaire à 12h30 ? Le PMU ? Attention, car il y a une grande variété de population au fast-food. « Si la mixité sociale a aussi lieu au bistrot, on y rencontre principalement une population masculine et adulte. Au McDo, il y a autant d’hommes que de femmes, mais aussi beaucoup de clients non-majeurs », explique Jean-Laurent Cassely. Pierre-Louis Desprez le rappelle, « McDo, c’est certes le nouveau bistrot, mais le bistrot sans le vice. Pas d’alcool, pas de jeu à gratter, pas de clope ».
Des groupes qui ne se mélangent pas
Autre différence pour Jean-Laurent Cassely, la localisation. « Alors que le PMU ou bistrot était en centre-ville, le McDo se trouve plus souvent en périphérie ». Triste ? Pas vraiment. « Cela offre un endroit facile où se garer et donc se retrouver, et le drive pour ceux qui veulent vraiment ne rester qu’entre eux ». Voire un sentiment d’école buissonnière, comme pour Jennie : « C’est à trente minutes à pied du lycée, hors de la ville. Cela nous éloigne des parents, fait un peu escapade lorsqu’on a un trou dans nos heures de cours ».
Mais si cette sociabilité n’était qu’un leurre ? Les conversations s’entrecroisent certes, mais sans se mélanger. « Au troquet, le patron va vous donner son avis sur Trump ou le féminisme en remplissant votre verre, reprend Pierre-Louis Desprez. Alors que là, le service est impersonnel. Poli, efficace, mais terriblement neutre. »
« Il ne s’y passe rien que vous n’êtes pas allé chercher ».
Et il en va de même entre les clients. « Personne ne se mélange à McDonald’s. C’est un espace de sociabilité, mais une sociabilité en vase clos, standardisée, contrôlée. » « Chaque groupe reste en groupe, on ne va pas parler à la table voisine ou participer à un débat général, ce qui arrive souvent au troquet », poursuit Pierre Louis Desprez. Pas de belle surprise à La Ferté-sous-Jouarre. La mamie n’interviendra pas pour dire à Jennie que son mec est bien un petit con, pas plus qu’Anthony et son ami n’inviteront le motard solitaire à partager un croc.
Si McDo est une rare chapelle de sociabilité encore debout, elle ne produit pas de miracle. Venez comme vous êtes, restez autant que vous voulez, mais repartez inchangés. « Il ne s’y passe rien que vous n’êtes pas allé chercher », complète Pierre-Louis Desprez. Là encore, on est loin des soirées légendaires que peut offrir un vrai bistrot. Le temps qui y passe est comme la nourriture servie : ça fait le taf, mais rien de mémorable. L’expert défend toutefois : « C’est quoi l’alternative ? Un abribus ? La place de l’église ? » D’ailleurs, si rupture il y a pour Jennie, ce sera aussi ici, dans ce McDo : « Quand même, je veux faire les choses bien ».