
C’est en toute discrétion que le gouvernement a introduit, en octobre dernier, la légalisation des casinos en ligne dans le projet de loi de finances (PLF). Le motif était clairement exposé : en tirer des recettes – alors que jusqu’alors, seuls les paris hippiques, sportifs et le poker étaient autorisés sur le Web, et ce depuis 2010. La décision a semé la panique dans les QG d’associations comme Addictions France, dont les professionnels interviennent sur toutes les conduites addictives. Et pour cause. « Le jeu en ligne est bien plus dangereux, car accessible 24 h/24, et les machines à sous sont les plus addictives de tous les jeux, prévient Céline Bonnaire. C’est le combo explosif pour générer des pratiques pathologiques. »
Au fil des années, la psychologue est devenue incontournable sur sa spécialité, l’addiction aux jeux d’argent et de hasard. Elle a participé, entre 2016 et 2019, à la suite de Marc Valleur, alors médecin-chef de l’hôpital parisien Marmottan, l’établissement de référence sur le sujet, à la commission consultative des jeux et paris sous droits exclusifs. Cette structure conseille le gouvernement sur l’autorisation des jeux d’argent et de hasard, en fonction de leur potentiel addictif. Trois jours après le dépôt du PLF, c’est donc elle que l’Inspection générale des finances (IGF) a contactée pour recueillir son avis d’experte sur la pertinence de cet amendement.
Happée par les machines à sous
Tout a commencé à l’aube de sa vingtaine, le jour où un ami d’enfance a dû la tirer vers la sortie du casino. En vacances à La Baule, en Loire-Atlantique, la jeune femme aux yeux verts scintillants s’est « fait happer » par les machines à sous, se souvient-elle. L’alignement des cerises, une, puis deux… Si proche du but. C’est le principe du « quasi-gain » et de « l’illusion de contrôle » théorisée par la psychologue Ellen Langer, qui lui donne envie de retenter sa chance. Son expérience lui rappelle une vieille histoire familiale : lors de sa lune de miel sur un bateau de croisière, sa mère a dépensé une somme faramineuse au casino.
L’étudiante en psychologie se demande comment une personne lambda sans passif d’addict peut perdre ainsi la tête. Et découvre que les sujets touchés n’ont pas de terrain particulièrement anxieux ni de traumatisme ancré, alors que c’est souvent le cas chez les dépendants à l’alcool ou au cannabis. Les joueurs, eux, sont mus par la recherche du gain et du plaisir de gagner, qui provoque des décharges de dopamine.
Cerveaux immatures
Quand Céline Bonnaire pousse de nouveau les portes d’un casino, c’est dans le cadre de sa thèse, soutenue en 2007 – la première en France en psychologie sur le sujet. Pour mener son étude, la chercheuse tient une consultation dans un centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa), où elle exerce toujours aujourd’hui.
Depuis quelques années, les mineurs sont ceux qui inquiètent le plus la psychologue de 48 ans, qui se définit comme « hyperactive sans trouble de l’attention », derrière son bureau d’enseignante-chercheuse à l’université Paris-Cité. La probabilité de développer une addiction concerne en effet 15 % des parieurs sportifs, selon Santé publique France. Mais les mineurs sont encore plus exposés : « Le cerveau des moins de 25 ans n’est pas encore arrivé à maturité. Ils sont très sensibles à la récompense et dévaluent les risques à long terme, tout comme la part de hasard », précise-t-elle.
La bronca des casinotiers
Or, même si les paris sportifs leur sont interdits, l’Autorité nationale des jeux (ANJ) estime que plus d’un tiers des 15-17 ans s’y adonnent – moyennant l’emprunt d’une carte de crédit et d’une carte d’identité. La génération jeux vidéo, née au début des années 2000, a tendance à penser que sa connaissance du sport va lui permettre de gagner ses paris. Avec, à la clé, constate Céline Bonnaire, des dizaines de milliers d’euros de dettes pour les familles.
Une semaine après le début de l’examen du PLF par l’Assemblée nationale, le gouvernement a rétropédalé, retirant finalement l’amendement. Sans que l’on sache, de l’argument de santé publique ou de la bronca des casinotiers traditionnels et des maires de villes balnéaires et thermales, lequel a le plus pesé.