
La prochaine fois qu’il entrera dans un saloon pour s’affaler au zinc, le cow-boy John Textor aura certainement un petit rictus victorieux au moment de saluer son ennemi juré, Nasser Al-Khelaïfi, accoudé au comptoir en train de siroter son jus de pamplemousse préféré. Ne pouvant plus se voir en peinture, les deux hommes forts de l’OL et du PSG s’étaient écharpés l’été dernier au sujet des droits TV.
Quand le boss de l’OL poussait pour la création d’une chaîne 100 % Ligue 1 estampillée LFP Media, celui du Paris Saint-Germain préférait embarquer tout le monde dans le train de DAZN. Moins de neuf mois plus tard, celui-ci a totalement déraillé et s’apprête déjà à fuir notre pays (et son championnat) comme la peste, relançant par la même occasion l’idée d’une chaîne payante créée par la Ligue. Contrairement à il y a un an, ce projet semble bien parti pour voir le jour. Pas tant par choix de la Ligue que par obligation.
Un projet de chaîne plus forcé que voulu
Fin spécialiste du merdier sans nom que sont les droits TV du foot français depuis que la LFP a choisi de se passer en 2018 de Canal+, son diffuseur historique, l’économiste Jean-Pascal Gayant avait du mal à y croire au départ. Mais le contexte a changé. « J’ai l’impression qu’il n’y a plus trop le choix puisque les diffuseurs potentiels ne semblent pas se bousculer au portillon, résume-t-il. Ils sont tous échaudés par les récentes expériences avec Mediapro, Prime ou DAZN. Chaque diffuseur a fait la démonstration que le modèle économique n’était pas viable. Même Amazon, qui ne payait que 250 millions pour neuf matchs, avec un abonnement autour de 15 euros, n’a jamais réussi à rentabiliser son investissement. »
Aussi original soit-il, ce projet de chaîne pilotée par une Ligue nationale de football, unique en son genre en Europe, ressemble plus à un aveu d’impuissance qu’autre chose. De fait, aucun diffuseur n’est jamais parvenu à rentrer dans ses frais. De son côté, malgré un prix d’achat pas fifou pour diffuser 90 % des dix matchs de L1 par semaine (375 millions d’euros), DAZN estime ses pertes entre 200 et 250 millions d’euros pour sa première saison.
Espérant (on ne sait comment) atteindre la barre des 1,5 millions d’abonnés au terme de la première année, la plateforme britannique s’est pris les mocassins dans le tapis et compte, au gré d’une politique tarifaire absolument illisible (allant de 39,99 euros par mois au départ pour finir au prix d’un pauvre menu Ligue 1 chez McDo), à peine plus de 550.000 fidèles.
Le pire contexte possible pour lancer une chaîne
Un constat qui ne surprend pas grand monde, à part peut-être les présidents de club et les têtes pensantes de la LFP, et qui s’explique assez simplement par :
- Un saucissonnage des droits TV qui oblige les supporters… euh, pardon, les consommateurs, à empiler les abonnements pour voir l’intégralité du championnat de France.
- Une absence totale de suspense dans la course au titre, chasse gardée du richissime PSG.
- Un spectacle pas toujours au rendez-vous qui vous pousse plutôt à opter pour un bon petit resto une fois de temps en temps plutôt qu’un abonnement pour de la L1.
- La possibilité de voir la Ligue 1 gratuitement grâce au piratage de plus en plus développé.
- Un tarif absolument hors-sol proposé par DAZN en début de saison, à l’origine d’un boycott acharné de la part des habituels consommateurs de L1.
Ce qui fait dire à notre économiste qu’il y a désormais « une sorte d’invisibilisation de la Ligue 1, devenue loin des yeux et loin du cœur ». « La LFP ne semble plus capable d’entretenir une relation win-win avec ses différents diffuseurs, quels qu’ils soient, abonde Pierre Maes, autre spécdialiste des droits TV sportifs et auteur de La Ruine du Foot Français, en juin 2022. Elle est entrée depuis Mediapro dans un cycle de décisions malheureuses, et force est de constater que ce cycle ne semble pas trouver de fin. » D’où l’idée – un brin forcée – de se passer des diffuseurs et de faire cavalier seul avec une chaîne LFP. Cela sera-t-il suffisant pour sauver ce qu’il reste de meubles ? Rien n’est moins sûr.
« C’est un sacré défi, prévient Pierre Maes. On part de zéro, ça coûte de l’argent. La difficulté, ce n’est pas de produire et de faire les programmes, la difficulté, c’est d’aller chercher les abonnés avec les dents et de les conserver. Or, on sait aujourd’hui qu’un mono produit télévisé à péage, c’est extrêmement difficile de tenir sur le long terme. Je ne dirais pas qu’il y a aucune chance, mais ce n’est pas loin. »
D’autant qu’avec un tarif estimé autour de 28 euros par mois (avec accès au catalogue Max, qui s’associerait à la Ligue pour élargir son offre), les dirigeants ne semblent pas franchement avoir retenu la leçon. « Ils n’ont toujours pas pris la mesure de ce qu’était la disponibilité maximale à payer des gens pour le spectacle de la Ligue 1. Ils apprennent très peu de leurs erreurs, c’est pathétique. S’ils sont vraiment dans cette logique-là, ils n’ont de nouveau strictement rien compris. A ce prix-là, les 1,8 ou 2 millions d’abonnés potentiels, c’est une chimère, ils n’existent pas. »
« C’est complètement farfelu »
« On sait que les jeunes, c’est-à-dire en dessous de 45 ans, ne payent pas ou payent peu pour ce genre de contenus. Le projet de la Ligue ne changera rien au problème du piratage, qui restera son ennemi numéro 1 comme il l’est aujourd’hui pour DAZN. En gros, il n’y a pas pire comme conditions pour lancer ce type de produit. Quant aux deux millions d’abonnées à l’issue de la première saison, aucune personne sensée ne peut croire à ça. » Par effet domino, difficile pour nos deux économistes de croire aux prévisions de la LFP qui, l’an passé, évoquait des revenus à hauteur de 553 millions d’euros pour la première saison (800 par la suite, etc).
« « C’est extrêmement optimiste, pour ne pas dire pire, souffle Pierre Maes. Et envisager ensuite une augmentation conséquente des revenus les saisons suivantes, alors là c’est complètement farfelu. Ils ont fait un très beau business plan dans l’urgence car il fallait convaincre les clubs, mais ça reste de l’ordre du fantasme. » »
Ce qui fait dire à Jean-Pascal Gayant que « le fond du problème, c’est que le montant que l’on peut obtenir en droits TV est faible, peut-être 300 millions d’euros, et que les gens de la Ligue continuent de penser qu’il est de 500 ou 600 millions. Le produit a clairement été dévalorisé et ils ne veulent pas se l’admettre. » C’était déjà la conclusion à laquelle était venu Maxime Saada, le directeur général de Canal, lors de son audition devant la commission d’enquête parlementaire en janvier 2024. La LFP et les clubs lui avaient alors ri au nez. Quel pif…
Aujourd’hui, l’heure n’est plus du tout à la fanfaronnade pour un football français qui vit déjà bien au-dessus de ses moyens mais qui se croit toujours plus puissant qu’il ne l’est. Et les mois à venir s’annoncent pour le moins folkloriques. Si le spectacle n’est pas toujours au rendez-vous sur le terrain, en coulisses en revanche, personne n’arrive à la cheville de notre Farmers League en termes de storytelling, de dramaturgie et de rebondissements. Il y a peut-être un truc à creuser avec Netflix, finalement.