Alternative au quinoa, la cañahua gagne du terrain en Bolivie

Granja Samiri (Bolivie), reportage

Se rendre à la ferme de Trijidia Jimenez n’est pas une mince affaire. Depuis La Paz, il faut compter quatre heures de route jusqu’au village de Toledo, en plein cœur de l’Altiplano bolivien — ce haut-plateau à 3 800 mètres d’altitude qui s’étend de l’Argentine au Pérou — puis encore une heure pour parcourir les 30 km de piste qui mènent à Granja Samiri. La fin du voyage permet d’apprécier la rigueur du climat local : aucun arbre, seulement quelques buissons, et une terre craquelée souvent piquetée de sel. La ferme se trouve à moins de 20 kilomètres de l’ex-lac Poopó, disparu en 2015 en raison du changement climatique et des activités humaines.


© Louise Allain / Reporterre

« Il n’y a pas grand chose qui pousse par ici, reconnaît Trijidia Jimenez, agronome de 58 ans. On peut cultiver de la pomme de terre, du quinoa, mais leur récolte n’est pas aussi certaine que celle de la cañahua. » La cañahua ? Une pseudocéréale, à l’instar du sarrasin, cultivée dans les Andes, plus nutritive et surtout plus résistante au stress hydrique et aux gelées que son cousin le quinoa. « Quand je suis venue m’installer ici, sur les terres de mes beaux-parents, au début des années 2000, sa production était marginale, se rappelle Jimenez. Une bonne partie des familles de l’Altiplano en cultivait, mais seulement pour leur propre consommation. »

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La cañahua est cultivée dans l’Altiplano, un immense plateau situé à 3 800 mètres d’altitude.
© Manuel Seoane / Reporterre

Si la culture de cañahua a failli disparaître, c’est à cause de l’exode rural. « Beaucoup de jeunes partaient en ville sans que leurs parents ne leur transmettent l’intérêt de cette culture, analyse Trijidia Jimenez. Et ils ne voulaient pas en consommer car ça leur rappelait la campagne et les conditions de vie difficiles. Moi, je pense qu’il ne faut pas avoir honte de nos origine rurales et que, plutôt que partir en ville, il faut amener le confort urbain ici. » Si l’on ajoute à cela le manque de débouchés pour les producteurs, il est clair que les conditions n’étaient pas réunies pour que la filière cañahua prospère.

« Tout le monde a à gagner avec cette culture »

Très vite, Trijidia Jimenez a senti que le grain andin avait un potentiel énorme. Tout d’abord, la cañahua est très résistante : elle pousse dans des sols salins, nombreux dans l’Altiplano bolivien, et son cycle végétatif est plus court (140 jours pour la cañahua, 160 pour le quinoa). Une propriété particulièrement intéressante, alors que la saison des pluies est de plus en plus tardive dans les montagnes, du fait du dérèglement climatique.

La pseudocéréale a également de bonnes qualités nutritionnelles : très protéinée (14-17 %, contre 2 à 3 % pour le riz et 12 à 14 % pour le blé), source de fibre, de fer et phosphore, en plus d’être sans gluten. « J’ai toujours défendu l’idée que tout le monde a à gagner avec cette culture : les consommateurs, car c’est plus nutritif que la plupart des céréales, et les producteurs, grâce à la résistance climatique du grain », détaille-t-elle.

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La cañahua peut pousser même sur des sols arides et salins.
© Manuel Seoane / Reporterre

Redorer l’image de cette culture a été « un travail de fourmi », explique l’agronome, tandis qu’elle circule au milieu des sillons arides mais pourpres de cañahua. « Au début, les champs étaient multicolores, rouges, beiges, bruns, car aucun travail de sélection des variétés n’avait été effectué. Je me suis donc concentrée sur cet aspect ». Au bout de plusieurs années, Trijidia Jimenez et son mari, Wilfredo Canaviri, ont identifié plusieurs écotypes avec des rendements corrects et, en 2021, ils ont fait certifier la wila, une variété particulièrement tolérante aux sols salins, par l’Institut national pour l’innovation agricole et forestière.

Au début des années 2010, les époux ont fondé une entreprise, Samiri Foods, dans le but de commercialiser des produits transformés à base de cañahua. Wilfredo Canaviri, continuait de s’occuper de la production agricole et, dans le même temps, Trijidia Jimenez a commencé à promouvoir le grain andin et ses propriétés auprès d’autorités locales et nationales avec pour objectif de développer de nouveaux marchés.

Conquérir les marchés urbains

Un succès, puisqu’en 2018, le ministère de la Santé a intégré des produits à base de cañahua dans le panier de denrées alimentaires à haute valeur nutritive fourni par l’État aux femmes enceintes. « C’est une grande avancée, car ça a créé un débouché pour les producteurs et, encore aujourd’hui, cela représente 70 % des ventes de l’entreprise », se satisfait Trijidia Jimenez.

Parmi les produits fournis : du pito — de la farine de cañahua torréfiée, qui peut se consommer comme du cacao en poudre — des prémélanges pour brownies ou pancakes à base de farine de cañahua, ou encore des barres de céréales avec un mix de grains andins (quinoa, amarante, cañahua…).

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Des pancakes à base de farine de cañahua.
© Manuel Seoane / Reporterre

Transformer la pseudo-céréale est essentiel. « C’est comme ça que l’on fait arriver la cañahua en ville, en proposant des produits plus adaptés au marché urbain », explique Jonathan Samiri Jimenez, l’un des fils de Trijidia, tandis qu’il partage un pancake à la cañahua. À 23 ans, il suit une formation en gastronomie, car il est convaincu que la restauration a aussi son rôle à jouer. « La cañahua est très polyvalente, tu peux l’utiliser dans un ragoût, pour accompagner un plat, et la farine a un léger goût de noisette, donc tu peux très bien l’incorporer dans des desserts. Mais tout ceci, il faut le faire découvrir aux gens. »

De premières exportations

Pour ce faire, les premières exportations — d’abord vers le Pérou, puis le reste de l’Amérique latine — de cañahua sont prévues pour la fin d’année [1]. Mais l’aventure a aussi eu ses moments difficiles. En 2020, Wilfredo Canaviri est mort du Covid-19.

Pour beaucoup, c’était la fin de Granja Samiri. « Dans les zones rurales, le machisme est très présent et le travail de la femme est complètement invisibilisé, témoigne l’agronome. Donc certaines personnes de ma famille et des voisins pensaient que sans mon mari, je ne m’en sortirai pas ». Et lorsqu’elle se rendait chez des associations de producteurs pour leur acheter de la cañahua, « beaucoup me regardaient arriver en riant, comme si je n’étais pas capable de m’occuper des ventes ou du transport ».

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Dans l’atelier de transformation de la cañahua, à Granja Samiri. Les grains ont été lavés et séchés, ils vont être torréfiés pour préparer du pito, de la farine de cañahua torréfiée.
© Manuel Seoane / Reporterre

La situation a bien changé, puisque la productrice est désormais présidente du réseau national de cañahua, qu’elle a fondé en 2019 et qui regroupe sept associations de producteurs.

Un outil pour freiner l’exode rural

« Trijidia nous a beaucoup aidés lorsque nous nous sommes lancés », raconte Nico Mamani, 31 ans, le président de l’association d’Ayo Ayo, une municipalité située à 100 kilomètres de La Paz. « Elle achetait notre production à un prix supérieur à celui du marché. Pour nous, c’était super », détaille-t-il alors qu’il nous emmène voir une de ces parcelles dans son minuscule camion.

Grâce au réseau national de cañahua, les producteurs ont également reçu des semis de variétés certifiées, ainsi que des semeuses manuelles, et collaborent régulièrement avec des projets de recherche agricole menés par l’Institut national pour l’innovation agricole et forestière.

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Des ouvriers procèdent à la récolte de cañahua à Granja Samiri. La récolte à lieu de fin mars à début mai et peut mobiliser jusqu’à une vingtaine de personnes.
© Manuel Seoane / Reporterre

Nico Mamani voit dans le grain une culture pouvant freiner l’exode rural des jeunes. « Ici, toutes les familles cultivent de la pomme de terre, du quinoa, de l’orge, ou encore des fèves pour leur consommation personnelle, explique le producteur. Mais pour la cañahua, qui est plus résistante et dont la récolte est presque assurée, on vend quasiment tout. »

Pour autant, tout n’est pas encore parfait dans cette filière. La demande augmente, mais les prix actuels, entre 1,30 et 1,60 euros le kilo, sont à peine suffisants pour faire vivre les petits producteurs. « Ici, on essaye de voir dans quelle mesure on peut augmenter les rendements. Avec d’autres variétés, ou, cette saison, en appliquant un engrais maison sur certaines parcelles », détaille Jamir, 29 ans, un autre des fils de Trijidia, lui aussi agronome.

« En Bolivie, il n’y a pas de différence de prix entre le bio et le conventionnel, regrette Trijidia. On essaye de changer cela avec le réseau national de cañahua, parce que notre production est totalement bio, mais il n’y a rien qui le récompense ». En attendant, l’agronome se réjouit déjà d’avoir sorti ce petit grain de l’oubli.



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