
Les briques rouges du quartier de l’Alma-Gare regorgent d’histoires émouvantes. À l’image de ces après-midis de fin d’école, que se remémorent Sabri* et Eliès*, âgés de 25 et 26 ans, le long de la rue de la Grand-Mère. À la sortie des classes, les deux amis empruntaient cette allée où les ancien·nes du quartier venaient les saluer aux fenêtres et leur distribuaient parfois des gâteaux. «Ils avaient mis le foyer des personnes âgées en face de l’école, c’était vraiment bien pensé», sourit Eliès derrière sa barbe finement taillée.
Soudain, un rat traverse la rue. Ces souvenirs sont bien loin aujourd’hui. «Détruire ce foyer, c’est la pire chose qu’ils pouvaient faire», enrage Sabri. Les dernier·es locataires ont quitté les lieux depuis des mois et les fenêtres sont murées. Le bâtiment doit être démoli, et il est loin d’être le seul dans le quartier.
Depuis 2020, le maire de Roubaix, Guillaume Delbar (Les Républicains), a engagé un vaste projet de réhabilitation urbaine de l’Alma-Gare, avec la Métropole européenne de Lille et les bailleurs sociaux. 486 logements doivent être détruits et 388 seront réhabilités, accompagnés de 93 constructions neuves, dont un gymnase. «L’Alma est un quartier très dense, avec peu de services publics, d’équipements sportifs et culturels, et une voirie dégradée», explique Pierre-François Lazzaro, adjoint à la mairie de Roubaix. Il rappelle que trois autres projets sont en cours dans d’autres quartiers de la ville.
Rénover plutôt que démolir
C’est pourtant celui de l’Alma, à quelques rues de la gare de Roubaix, qui attire tous les regards. Début 2022, un collectif d’habitant·es a été créé pour s’opposer à la démolition des logements et aux relogements proposés par la mairie ailleurs dans Roubaix et en périphérie. «On a vu des familles partir, des maisons se murer… on a pris conscience qu’il se passait quelque chose», se souvient leur porte-parole, Florian Vertriest.
Du haut de ses 31 ans, et autant d’années de vie à l’Alma-Gare, cet ancien éducateur sportif a vu son collectif grandir au fil des mois : «À l’époque on faisait des réunions à quinze, aujourd’hui on est 500». Pétition, dessins d’enfants, tags et fresques sur les murs… les actions se sont multipliées pour alerter sur la situation. Avec un mot d’ordre : rénover les logements plutôt que les démolir.
«Si on rénove de l’intérieur, les chambres vont faire 8m2 . Et qui va y aller ? Des familles en grande précarité qui n’auront pas le choix, donc on ne réglera pas la question de la dignité du logement», alerte Pierre-François Lazzaro, qui rappelle que le projet doit aussi permettre plus de mixité sociale.

Les opposant·es ont été rejoint·es dans leur lutte par de nombreux urbanistes et architectes, au premier rang desquels Jean-Philippe Vassal, co-lauréat en 2021 du prix Pritzker – considéré comme le «prix Nobel d’architecture». Dans une tribune publiée dans Le Monde en octobre 2023, ces dernier·es dénonçaient une «vision dépassée» de la politique de la ville, et rappelaient que «la démolition émet cinq fois plus de gaz à effet de serre et consomme soixante-dix fois plus de matière que la réhabilitation».
«Une démolition pure a un coût énergétique énorme, reconnaît Pierre-François Lazzaro, qui n’a pas su chiffrer l’empreinte carbone du projet. Il assure que les briques seront réutilisées. L’élu pointe aussi qu’«à la base, l’argument écologique était très peu utilisé».«Au fil du temps, on s’est rendu compte que ce n’était pas qu’une lutte sociale, mais aussi une lutte écologique, l’un ne vas pas sans l’autre», estime Florian Vertriest.
La première bataille de l’Alma
Début janvier, le tout premier immeuble de l’Alma est tombé. En face des décombres, les habitant·es ont tendu une grande banderole colorée avec ces mots : «Merci pour tout. RIP BÂTIMENT 165. 2025 on lâche rien». Si ces grandes maisons de brique sont tant précieuses aux yeux de leurs habitant·es, c’est aussi en raison de leur histoire unique, «une histoire qui fait partie de notre identité» selon Florian Vertriest.
«Le quartier aujourd’hui est l’héritage de cette bataille. Les anciens se sont opposés à la démolition et, à la fin, ils ont gagné !»
À la fin des années 1970, une première lutte avait soudé habitant·es, urbanistes et militant·es de gauche venu·es de toute la France après Mai-68 pour revendiquer un autre urbanisme. «Les habitants ne voulaient pas des grandes tours, qu’ils appelaient des “cages à lapins”, raconte Julien Talpin, chercheur en sciences politiques à l’université de Lille 2, qui a étudié cette première mobilisation de l’Alma-Gare. Leur projet a pris la forme de petits immeubles de trois à quatre étages reliés par des coursives, qui avaient vocation à maintenir les sociabilités traditionnelles populaires».
Pont entre les appartements, toits en forme d’animaux, espaces intergénérationnels, jardins partagés… la nouvelle Alma sortie de terre au début des années 1980 était considérée comme l’exemple-type d’une utopie urbaine réussie. «Le quartier aujourd’hui est l’héritage de cette bataille, les anciens se sont opposés à la démolition et, à la fin, ils ont gagné !», rappelle fièrement Sabri, en montrant du doigt la plaque commémorative de l’époque qui trône sur la place de la Grand-Mère.

À 75 ans, Christian Carlier est l’un des derniers militant·es de l’époque à être resté vivre à l’Alma. Il garde un souvenir nuancé de ce passé doré : «On oublie que ce n’était pas qu’une question de brique, mais aussi un projet politique d’autogestion du quartier, qui n’était pas réaliste». Ses camarades des années 1980 rêvaient d’un entretien du quartier (gardiennage, nettoyage de la voirie…) par les habitants eux-mêmes. Mais le projet a coulé en quelques années.
Aujourd’hui élu municipal d’opposition (Les Écologistes) à Roubaix, Christian Carlier reste contre le nouveau projet de démolitions, mais estime que «le contexte politique est complètement différent» de celui de la fin des années 1970. «Avant, il y avait les actions de masse des associations ouvrières de Roubaix, mais aujourd’hui… où sont passés tout ces gens ?»
Des contre-propositions pour imaginer un nouvel écoquartier
Pourtant, les opposant·es d’aujourd’hui connaissent bien cette histoire de lutte victorieuse et s’en inspirent pour imaginer un autre avenir. Comme dans les années 1970, des réunions de travail sont organisées avec des architectes pour élaborer des contre-propositions.
«On ne dit pas non à tout», précise Florian Vertriest, qui souligne que son collectif ne conteste qu’une partie des démolitions. Îlots de fraicheur, rue piétonne, toits végétalisés, potagers, musée d’histoire… le jeune homme liste les idées trouvées pour inventer un nouvel écoquartier. Preuve que l’ancienne lutte des années 1970 n’est jamais loin, il souhaite même retenter le projet inachevé d’autogestion : «ça crée de l’emploi et un contrôle social à travers les personnes du quartier».
«Si les bâtiments n’ont pas été entretenus, c’est la faute des bailleurs et de quarante ans de politique de la ville, pas de celle des habitants»
Mais l’état actuel du quartier est pourtant bien loin de cette nouvelle utopie. Avec le temps, la fermeture des usines textiles de Roubaix et la montée du chômage, l’Alma-Gare est tombée en décrépitude. Des grilles barrent certaines rues, les courées sont désormais condamnées pour lutter contre le deal, des encombrants jonchent les cages d’escaliers.

«Le premier responsable, c’est celui qui dégrade, pas celui qui doit nettoyer», martèle Pierre-François Lazzaro, qui s’inquiète d’une «dégradation du lien social». «On ne nie pas les problèmes, il y a tellement de choses à faire dans ce quartier. Mais si les bâtiments n’ont pas été entretenus, c’est la faute des bailleurs et de quarante ans de politique de la ville, pas de celle des habitants», défend Ismaël, 34 ans, qui a dû quitter son logement pour les travaux.
Contrôles de police, «mur de la honte», drones…
Le long des rues, les fenêtres murées indiquent les logements qui ont été abandonnés par leurs ancien·nes locataires. Seule une vingtaine de familles refuse encore de partir, décompte la mairie de Roubaix qui précise que 80% des personnes relogées sont satisfaites. C’est le cas de plusieurs habitant·es que Vert a rencontré·es, comme Sarah*, qui a quitté l’Alma en 2021 : «l’environnement s’est dégradé, il y avait beaucoup de squat». La jeune femme revient pourtant toutes les semaines dans le quartier, pour voir sa sœur et aller au marché.

«Dans ce type de quartier, on observe un pourrissement de la situation dans le but de produire du consentement», analyse Julien Talpin, auteur de l’essai Bâillonner les quartiers. Comment le pouvoir réprime les mobilisations populaires (2020, Les Étaques).
«Ça fait cinq ans que la lumière de mon bloc est éteinte, les escaliers ne sont plus nettoyés, on a des coupures d’Internet, on n’a pas eu de chauffage pendant tout un hiver… c’est plein de petits trucs vicieux pour nous pousser à partir», accuse Sabri, dont la famille a refusé toutes les propositions de relogement.
Contactés par Vert, les bailleurs concernés réfutent tout abandon du quartier : «On a trois personnes sur place qui sont là au quotidien pour assurer la propreté des parties communes et des espaces verts», argumente par exemple Lille métropole habitat (LMH), qui doit démolir un peu plus de 250 logements.

La pression sur les opposant·es s’est accentuée à partir de novembre 2023 avec la mobilisation de deux drones pour surveiller le chantier, où une pelleteuse a été incendiée à la même période. Une barricade en béton de plus de deux mètres de haut, que les riverain·es surnomment le «mur de la honte», a même été érigée pour assurer la sécurité des travaux.
«À leurs yeux, nous ne sommes que des animaux qui ont grandi dans ces quartiers, privés du droit à la parole, quelles que soient nos compétences, notre capacité à proposer, notre légitimité, ainsi que notre maîtrise d’usage des lieux», déplorait Florian Vertriest en décembre après la mise en place de barrages policiers dans le quartier. Comble de l’affaire, le très droitier syndicat de police Alliance a vivement dénoncé en novembre dernier l’envoi massif de CRS pour surveiller le chantier.
«Si tu t’occupes pas de la politique, c’est la politique qui s’occupera de toi»
«Je repense à ce que me disait ma mère : “si tu t’occupes pas de la politique, c’est la politique qui s’occupera de toi”, ironise Ismaël, qui ne sait pas s’il pourra revenir un jour vivre à l’Alma. Maintenant c’est sûr, je vais voter contre Delbar [l’actuel maire Les Républicains de Roubaix depuis 2014, NDLR] et je vais mobiliser les trente personnes de ma famille !»

Un vrai enjeu dans la ville la plus pauvre de France, où le taux d’abstention bat des records et où le médiatique député La France Insoumise David Giraud ne cache plus de vouloir reprendre la mairie à la droite.
La proximité de ce dernier avec le collectif de l’Alma-Gare est fréquemment épinglée par les élu·es de la majorité, comme lors de la perturbation du conseil municipal par des opposant·es au projet le 10 octobre 2024 – un épisode qui avait été massivement relayé par l’extrême-droite, ainsi que l’ont décrypté nos confrères de StreetPress. «Ça nous met la haine, ça voudrait dire qu’on serait tellement débile qu’on aurait besoin d’aide pour réfléchir», peste Sabri, qui promet lui aussi de voter pour la première fois de sa vie.
*Les personnes marquées d’un astérisque n’ont pas souhaité donner leur véritable prénom.